Dans un litige né de pratiques anticoncurrentielles, une société commerciale s’est vu ordonner par voie d’expertise de quantifier le préjudice subi par un établissement public de santé dans le cadre d’un marché public. Saisie par l’expert, la magistrate chargée du suivi des opérations a, par une décision en date du 14 décembre 2023, pris plusieurs mesures face au refus de la société de communiquer certains documents. D’une part, elle a autorisé l’expert à déposer son rapport en l’état si certains documents n’étaient pas fournis. D’autre part, elle a enjoint à la société, sous astreinte, de produire d’autres documents jugés nécessaires à la mission.
La société a formé un recours contre cette décision devant la cour administrative d’appel de Nancy. Après une première ordonnance de rejet pour irrecevabilité manifeste, annulée par une décision du Conseil d’État du 30 juillet 2024 qui a renvoyé l’affaire, la cour a été amenée à se prononcer sur le fond. La société requérante soutenait principalement que les documents demandés n’étaient pas utiles à la mission, n’étaient pas en sa possession, et que leur communication méconnaîtrait le secret des affaires ainsi que les principes d’impartialité et du contradictoire. Se posait alors une double question de droit. D’une part, il s’agissait de savoir si une décision du magistrat chargé du suivi de l’expertise autorisant l’expert à poursuivre sa mission malgré la carence d’une partie est susceptible d’un appel immédiat. D’autre part, il convenait de déterminer dans quelle mesure ce même magistrat peut contraindre une partie à communiquer des documents qu’elle estime confidentiels ou inutiles à la mission d’expertise.
Par un arrêt du 22 juillet 2025, la cour administrative d’appel de Nancy rejette la requête. Elle juge d’abord que la décision autorisant l’expert à déposer son rapport en l’état « ne peut être critiquée que devant la juridiction saisie au fond lors de la contestation de la régularité des opérations d’expertise », déclarant ainsi les conclusions sur ce point irrecevables. Ensuite, elle valide l’injonction de produire les autres documents, considérant qu’ils présentent une utilité suffisante pour l’expert et que les moyens tirés de la méconnaissance des principes procéduraux et du secret des affaires ne sont pas fondés. La décision de la cour administrative d’appel opère une distinction claire entre le régime de contestation des mesures organisant le déroulement de l’expertise (I) et celui des mesures contraignantes, affirmant par là même l’étendue du pouvoir de contrôle du juge sur la production de pièces (II).
I. La clarification du régime de recours contre les mesures de suivi d’expertise
La cour administrative d’appel, en se prononçant sur la recevabilité du recours, confirme une distinction fondamentale entre les différentes natures de décisions que peut prendre le magistrat chargé du suivi. Elle juge ainsi irrecevable l’appel immédiat contre une simple mesure d’organisation (A), ce qui renforce l’efficacité de l’expertise en limitant les recours dilatoires (B).
A. L’irrecevabilité de l’appel immédiat contre une simple autorisation
La cour rejette une partie des conclusions de la société requérante en les qualifiant d’irrecevables. Cette décision concerne la mesure par laquelle la magistrate a autorisé l’expert « à déposer son rapport en l’état en cas de carence de la société Gerflor à remettre certains documents ». En application d’une jurisprudence constante du Conseil d’État, la cour juge qu’une telle décision n’est pas directement susceptible d’appel. Elle constitue une mesure d’administration de l’expertise qui ne lie pas le juge du fond et ne crée pas de grief immédiat pour la partie concernée.
Le véritable moment pour contester la portée de cette carence se situe en aval, lorsque le rapport d’expertise sera déposé et que les parties, ainsi que le juge, en débattront. La solution repose sur l’idée que seule la contestation de la régularité des opérations d’expertise dans leur ensemble, une fois celles-ci achevées, ouvre la voie à une critique des choix méthodologiques de l’expert, y compris ceux découlant de l’absence de certains documents. Cette approche pragmatique évite de paralyser le déroulement de l’expertise par des litiges intermédiaires sur des points qui ne préjugent pas de l’issue du litige principal.
B. La portée de la règle : une distinction fonctionnelle des décisions du magistrat
En opposant le sort de cette mesure à celui de l’injonction sous astreinte, qui est implicitement jugée recevable à l’appel, la décision met en lumière la logique fonctionnelle du droit au recours en matière d’expertise. Les mesures qui se bornent à aménager la mission de l’expert, sans imposer de contrainte directe et exécutoire à une partie, ne sont pas considérées comme faisant grief. À l’inverse, une injonction assortie d’une astreinte constitue une décision exécutoire qui oblige son destinataire à agir sous peine d’une sanction financière, créant un préjudice immédiat et certain justifiant une voie de recours autonome.
Cette distinction est essentielle pour l’équilibre de la procédure. Elle garantit que l’expert et le magistrat qui le supervise disposent de la souplesse nécessaire pour mener à bien la mission, tout en assurant aux parties le droit de contester les mesures qui leur imposent une obligation directe et contraignante. La solution adoptée par la cour de Nancy s’inscrit donc dans une volonté de concilier l’efficacité de l’instruction avec la protection des droits des justiciables.
II. L’étendue affirmée du pouvoir d’injonction du magistrat chargé du suivi
Après avoir écarté une partie de la requête pour irrecevabilité, la cour examine au fond la légalité de l’injonction de communiquer les autres documents. Elle confirme la latitude du magistrat pour apprécier la pertinence des pièces (A) et écarte les arguments relatifs au secret des affaires et aux garanties procédurales, qui ne sauraient faire obstacle de manière absolue à la manifestation de la vérité (B).
A. L’appréciation large de l’utilité des documents pour la mission
Face aux arguments de la société requérante contestant l’utilité des documents réclamés, la cour adopte une position ferme. Elle estime que la demande de communication de rapports d’expertise issus d’autres litiges ne saurait « être regardée comme ne présentant pas une utilité suffisante pour la réalisation par l’expert de la mission qui lui a été confiée, en particulier quant à l’élaboration d’une méthode pertinente d’évaluation du préjudice financier ». Ce faisant, le juge administratif reconnaît que l’évaluation d’un préjudice économique complexe, tel que celui résultant d’une entente, peut nécessiter une approche comparative et méthodologique s’appuyant sur des éléments exogènes au seul litige en cours.
La cour valide ainsi une conception extensive de la mission de l’expert, qui ne se limite pas à analyser les pièces propres au marché litigieux, mais peut s’étendre à tout document permettant d’éclairer son analyse technique. Cette approche renforce considérablement les moyens d’investigation de l’expert dans les contentieux de la concurrence, où la preuve du surcoût est souvent difficile à établir et requiert des analyses contrefactuelles complexes. Le contrôle du juge sur l’utilité de la demande reste entier mais s’exerce de manière concrète, en lien direct avec les finalités de la mission d’expertise.
B. Le rejet des obstacles tirés du secret des affaires et des principes procéduraux
La société requérante invoquait également la confidentialité des pièces et la violation du principe du contradictoire pour s’opposer à leur production. La cour balaie ces arguments avec une rigueur notable. D’une part, elle écarte le moyen tiré de la méconnaissance du principe du contradictoire en relevant que la société a pu discuter de la pertinence de la demande devant l’expert puis devant le magistrat. Cette phase de discussion préalable est jugée suffisante pour satisfaire aux exigences du débat contradictoire à ce stade de la procédure.
D’autre part, et surtout, concernant le secret des affaires, le juge exige de la partie qui s’en prévaut qu’elle fournisse des « éléments d’information suffisamment précis quant aux raisons pour lesquelles ces pièces ne pourraient pas être communiquées ». Le simple fait d’invoquer la confidentialité de manière générale est jugé insuffisant, d’autant qu’un protocole spécifique avait été mis en place. Cette exigence de motivation précise empêche les parties de se retrancher derrière le secret des affaires pour faire obstruction à l’instruction, et rappelle que ce secret n’est pas absolu et doit être mis en balance avec les nécessités de la manifestation de la vérité dans un procès.