Cour d’appel administrative de Nancy, le 28 janvier 2025, n°22NC01371

Par un arrêt en date du 28 janvier 2025, la Cour administrative d’appel de Nancy a été amenée à se prononcer sur la qualification des périodes d’astreinte des sapeurs-pompiers professionnels et sur les conséquences indemnitaires du dépassement du plafond horaire de travail fixé par le droit de l’Union européenne. En l’espèce, un sapeur-pompier professionnel bénéficiant d’un logement en caserne a demandé à son service départemental d’incendie et de secours (SDIS) le paiement d’heures qu’il estimait supplémentaires, accomplies durant des périodes d’astreinte entre 2015 et 2017, ainsi que la réparation du préjudice né de la méconnaissance des règles sur le temps de travail. Suite au rejet de sa demande par le SDIS puis par le tribunal administratif de Strasbourg en première instance, l’agent a interjeté appel. Il soutenait principalement que les réglementations internes de son service méconnaissaient le droit de l’Union, en ce que ses astreintes à domicile, qui imposaient un délai d’intervention de cinq minutes, devaient être qualifiées de temps de travail effectif et rémunérées comme telles. Le SDIS s’opposait à cette analyse. Il revenait donc aux juges d’appel de déterminer si des astreintes à domicile assorties d’une contrainte de réactivité particulièrement forte constituent du temps de travail effectif au sens de la directive 2003/88/CE. En cas de réponse affirmative, il leur fallait préciser la nature de la réparation due à l’agent pour le dépassement du plafond maximal de travail. La Cour administrative d’appel annule le jugement de première instance, reconnaissant que les heures d’astreinte litigieuses constituent bien du temps de travail. Cependant, elle juge que le dépassement du plafond n’ouvre pas droit au paiement d’heures supplémentaires, mais à l’indemnisation d’un préjudice spécifique lié à l’atteinte à la santé et à la sécurité.

La Cour clarifie d’abord un point de procédure relatif à la consultation des instances représentatives du personnel avant de consacrer, sur le fond, un droit à réparation pour l’agent dont le temps de travail a excédé les limites européennes. L’analyse de la décision conduit ainsi à examiner la solution formelle retenue sur la régularité de l’organisation du temps de travail (I), pour ensuite se concentrer sur la portée substantielle de la requalification des astreintes et de ses conséquences indemnitaires (II).

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I. La validation formelle de l’organisation du temps de travail

La Cour écarte d’abord le moyen tiré de l’irrégularité de la procédure d’adoption de l’organisation du temps de travail, en précisant la compétence respective des comités consultatifs (A), confirmant ainsi une interprétation stricte des textes régissant le dialogue social (B).

A. La compétence définie du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail

Le requérant soutenait que la décision organisant le temps de travail était illégale, faute de consultation préalable du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). La Cour rejette cette argumentation en se fondant sur une lecture combinée des dispositions statutaires de la fonction publique territoriale et de ses décrets d’application. Elle rappelle que le CHSCT n’a vocation à être consulté que pour les questions ou projets de dispositions qui concernent « exclusivement la santé, la sécurité ou les conditions de travail ». En l’espèce, la décision contestée portait sur « l’organisation et le fonctionnement des services », matière relevant de la compétence obligatoire du comité technique.

Le juge administratif opère ici une distinction nette entre le champ de compétence général du comité technique et celui, plus spécialisé, du CHSCT. Cette analyse réaffirme que lorsqu’un projet mêle des aspects d’organisation générale du service à des questions de conditions de travail, seul le comité technique doit être obligatoirement saisi. Cette solution pragmatique évite une double consultation systématique qui pourrait alourdir les procédures décisionnelles au sein des collectivités publiques. Le raisonnement de la Cour est donc empreint de rigueur juridique et d’un souci de clarté dans la répartition des compétences.

B. La primauté confirmée du comité technique pour les questions mixtes

En conséquence de cette analyse, la Cour conclut que le SDIS n’était pas tenu de saisir le CHSCT. La délibération n’étant pas entachée du vice de procédure allégué, le moyen est donc écarté. La Cour précise que le comité technique « peut, le cas échéant, saisir le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de toute question qu’il juge utile de lui soumettre ». Cette faculté laissée au comité technique souligne son rôle central et sa capacité à solliciter une expertise spécifique lorsqu’il l’estime nécessaire, sans pour autant créer une obligation procédurale pour l’administration.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à rationaliser le dialogue social et à ne pas multiplier les motifs d’annulation des actes administratifs pour des raisons purement formelles. La portée de cette partie de l’arrêt reste limitée à une application classique des règles de procédure consultative. Elle offre cependant une sécurité juridique appréciable aux employeurs publics dans la conduite de leurs projets de réorganisation des services, en délimitant clairement les obligations qui pèsent sur eux en matière de consultation.

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II. La consécration d’un droit à indemnisation du fait du dépassement du temps de travail

Le cœur de l’apport de cet arrêt réside dans l’analyse de fond menée par la Cour, qui qualifie les astreintes de temps de travail effectif en application du droit de l’Union (A), tout en définissant un régime de réparation spécifique, distinct du paiement d’heures supplémentaires (B).

A. La requalification des astreintes en temps de travail effectif

S’appuyant sur la directive 2003/88/CE, la Cour examine les conditions d’exercice des astreintes du requérant. Elle constate que celles-ci s’effectuaient à domicile mais avec « un délai de réponse de 5 minutes ». Elle en déduit que de telles contraintes ne permettaient pas à l’agent de « vaquer librement à des occupations personnelles ». Par conséquent, la Cour juge que « les astreintes en litige doivent être regardées comme constituant en totalité du temps de travail, et qu’il y a lieu de les prendre en compte comme telles pour apprécier le respect de l’objectif de l’article 6 de la directive du 4 novembre 2003 ».

Cette solution est d’une importance capitale. Elle marque une application fidèle de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, qui privilégie une approche matérielle et non formelle du temps de travail. Ce n’est pas le lieu d’exercice de l’astreinte (le domicile) qui est déterminant, mais l’intensité de la contrainte pesant sur le travailleur. En fixant ce critère, la Cour administrative d’appel ancre solidement sa décision dans le droit de l’Union et adresse un signal fort aux services d’incendie et de secours : l’organisation des astreintes doit être revue si elle impose des délais de réaction si courts qu’ils privent les agents de leur liberté durant leurs périodes de repos.

B. La substitution d’une logique de réparation à une logique de rémunération

Après avoir quantifié le dépassement du plafond annuel de 2 256 heures, la Cour examine la nature du préjudice. Elle opère une distinction fondamentale en jugeant que « le dépassement des limites maximales horaires fixées par la directive du 4 novembre 2003 ne saurait ouvrir droit, par lui-même, à l’indemnisation d’un préjudice patrimonial compensant l’absence de rémunération des heures effectuées au-delà de ces limites ». Les conclusions tendant au paiement d’indemnités horaires pour travaux supplémentaires sont donc rejetées.

Toutefois, la Cour reconnaît que ce dépassement cause un préjudice distinct. Elle affirme que cette situation est « susceptible de porter atteinte à la sécurité et à la santé des intéressés en ce qu’il les prive du repos auquel ils ont droit et peut leur causer, de ce seul fait, un préjudice, indépendamment de leurs conditions de rémunération ou d’hébergement ». Ce préjudice, qualifié de « troubles subis dans ses conditions d’existence », est évalué souverainement par la Cour à 8 000 euros. La portée de cette solution est considérable. Elle établit que la violation du droit au repos conféré par le droit de l’Union européenne engage la responsabilité de l’employeur public pour faute et ouvre droit à réparation, non sur le terrain salarial, mais sur celui de la responsabilité administrative. Cette jurisprudence crée ainsi une voie de droit spécifique pour les agents publics confrontés à un temps de travail excessif.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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