Cour d’appel administrative de Nantes, le 10 janvier 2025, n°24NT00407

En l’espèce, un ressortissant étranger a formé une demande d’asile en France après être entré sur le territoire de l’Union européenne par un autre État membre. L’administration française, en application du règlement (UE) n° 604/2013, dit Dublin III, a identifié cet autre État comme responsable de l’examen de sa demande et a, par conséquent, pris un arrêté ordonnant son transfert vers les autorités de ce pays. Le demandeur a alors saisi le tribunal administratif d’une requête en annulation de cette décision, arguant notamment de l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil de l’État responsable, qui l’exposeraient à un risque de traitements inhumains et dégradants.

Par un jugement en date du 12 janvier 2024, la juridiction de première instance a rejeté sa demande. Le requérant a interjeté appel de ce jugement, reprenant pour l’essentiel les mêmes moyens et ajoutant que la décision des premiers juges était insuffisamment motivée. Il soutenait que le transfert méconnaissait l’article 3 du règlement Dublin III ainsi que l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et que l’autorité préfectorale avait commis une erreur manifeste d’appréciation en n’utilisant pas sa faculté de passer outre le transfert prévu à l’article 17 du même règlement. Se posait dès lors à la cour administrative d’appel la question de savoir si un demandeur d’asile peut faire obstacle à son transfert en se prévalant de défaillances systémiques dans l’État membre responsable sans apporter la preuve circonstanciée de ses allégations.

Par un arrêt du 10 janvier 2025, la cour rejette la requête. Elle juge que la simple argumentation du requérant, non étayée par des pièces probantes, ne suffit pas à renverser la présomption selon laquelle un État membre de l’Union européenne respecte les droits fondamentaux. La cour confirme ainsi que la charge de la preuve de l’existence d’un risque réel et avéré de traitement inhumain ou dégradant pèse sur le demandeur. Cette décision illustre la rigueur avec laquelle le juge administratif applique le principe de confiance mutuelle (I), une approche qui, si elle assure la cohérence du système européen d’asile, n’est pas sans interroger sur la protection effective de l’individu (II).

I. La consolidation du principe de confiance mutuelle par une stricte exigence probatoire

La solution rendue par la cour administrative d’appel s’inscrit dans une jurisprudence bien établie visant à préserver l’économie générale du règlement Dublin III. Elle le fait en rappelant fermement la charge de la preuve qui incombe au requérant (A) et en réaffirmant par là même la primauté du mécanisme de confiance mutuelle entre les États membres (B).

A. Le sens de la décision : le renversement de la présomption de protection subordonné à une preuve tangible

L’arrêt commenté expose avec clarté le raisonnement du juge lorsqu’il est confronté à un moyen tiré du risque de violation des droits fondamentaux dans l’État membre de destination. Le point de départ de ce raisonnement est une présomption de respect des droits fondamentaux, inhérente à l’appartenance à l’Union européenne. La cour énonce ainsi que « les craintes dont le demandeur fait état quant au défaut de protection dans cet Etat membre doivent en principe être présumées non fondées, sauf à ce que l’intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire ». Ce faisant, elle ne ferme pas la porte à une contestation, mais la conditionne à une démarche probatoire active du requérant.

La décision est particulièrement explicite sur la nature de la preuve attendue. Elle ne peut consister en de simples allégations. En l’espèce, le juge relève que le requérant « fait état de défaillances dans le traitement des demandes d’asile à Malte […] mais n’a produit aucune pièce, que ce soit en première instance ou en appel, pour l’établir ». L’insuffisance de la « seule argumentation » de l’intéressé est ainsi mise en exergue pour écarter le moyen. Cette exigence impose au demandeur de produire des éléments objectifs et vérifiables, tels que des rapports d’organisations internationales ou non gouvernementales, des témoignages concordants ou des décisions de justice qui attesteraient de l’existence de défaillances non pas ponctuelles, mais bien « systémiques ».

B. La portée de la solution : la réaffirmation d’un pilier du système d’asile européen

En conditionnant le succès d’un tel recours à une preuve circonstanciée, la cour administrative d’appel confère sa pleine portée au principe de confiance mutuelle. Ce principe constitue la pierre angulaire du régime d’asile européen commun, qui postule que chaque État membre est un État de droit sûr, capable de traiter une demande d’asile dans le respect des garanties fondamentales. Admettre que de simples allégations puissent suffire à paralyser un transfert reviendrait à vider ce principe de sa substance et à rendre le système de détermination de l’État responsable largement inopérant, ouvrant la voie à un choix discrétionnaire de l’État d’asile par les demandeurs.

La décision s’aligne sur la jurisprudence constante du Conseil d’État et de la Cour de justice de l’Union européenne, qui ont toutes deux fixé un seuil de gravité élevé pour qu’il soit fait échec à un transfert. Il ne s’agit pas de nier que des difficultés puissent exister dans certains États membres, mais de considérer que seules des défaillances d’une gravité telle qu’elles créent « un risque de traitement inhumain ou dégradant » sont susceptibles de justifier une dérogation au système. L’arrêt commenté, bien qu’il s’agisse d’une décision d’espèce, constitue une application orthodoxe de ce courant jurisprudentiel, assurant la prévisibilité du droit et la stabilité des relations entre les États membres dans un domaine particulièrement sensible.

Si cette solution garantit la cohérence et l’efficacité du dispositif européen, elle soulève néanmoins la question de son application à des situations individuelles marquées par une forte vulnérabilité, où l’administration d’une telle preuve peut s’avérer difficile.

II. Une protection de l’individu encadrée par les limites de l’office du juge

La rigueur de l’approche adoptée par la cour, bien que juridiquement fondée, conduit à s’interroger sur sa confrontation avec la réalité des situations individuelles. Elle se traduit par une appréciation stricte de la notion de vulnérabilité (A), qui révèle les limites inhérentes à l’office du juge administratif en la matière (B).

A. La valeur de la solution : une conception restrictive de la vulnérabilité individuelle

Outre le moyen tiré des défaillances systémiques, le requérant invoquait son état de santé psychique pour faire valoir une situation de vulnérabilité qui aurait dû conduire l’administration à se saisir de sa demande d’asile sur le fondement de l’article 17 du règlement. La cour écarte également cet argument au motif que l’intéressé « ne produit aucune pièce pour justifier qu’il se trouvait à la date de l’arrêté contesté dans une situation de vulnérabilité exceptionnelle ». L’emploi de l’adjectif « exceptionnelle » témoigne du niveau d’exigence élevé retenu par le juge pour l’application de cette clause dérogatoire.

Cette position, si elle est cohérente avec la logique probatoire générale de l’arrêt, peut être discutée dans sa valeur. On peut en effet se demander si une telle exigence est toujours réaliste pour des personnes exilées, souvent isolées, précarisées et ne maîtrisant pas la langue, qui peuvent éprouver des difficultés considérables à faire documenter leur état de santé, a fortiori pour en démontrer le caractère exceptionnel dans les délais contraints de la procédure. La décision illustre ainsi une tension entre la nécessité pour le juge de se fonder sur des éléments objectifs et le risque de ne pas prendre suffisamment en compte la fragilité intrinsèque de la situation de certains demandeurs d’asile, pour qui l’accès à la preuve constitue un obstacle majeur.

B. Les limites du contrôle juridictionnel : entre légalité formelle et protection matérielle

En définitive, l’arrêt met en lumière les contours du contrôle exercé par le juge administratif dans le contentieux Dublin. Ce contrôle est avant tout un contrôle de la légalité externe et interne de la décision préfectorale, et notamment de l’erreur manifeste d’appréciation. En l’absence d’éléments de preuve produits par le requérant, le juge ne peut que constater que le préfet, en se fondant sur la présomption de respect des droits par l’État de destination, n’a pas commis une telle erreur. L’office du juge ne consiste pas à se substituer à l’administration pour évaluer lui-même l’opportunité de la mesure, mais à vérifier que celle-ci n’est pas entachée d’une illégalité.

Cette posture, juridiquement irréprochable, révèle cependant une limite structurelle. La protection effective des droits du demandeur se trouve suspendue à sa capacité à activer lui-même les leviers de la preuve. Lorsque cette capacité est entravée, le contrôle juridictionnel, si rigoureux soit-il sur le plan formel, peut peiner à garantir une protection matérielle pleine et entière. L’arrêt commenté, en appliquant sans détour les règles de preuve découlant du principe de confiance mutuelle, confirme que le système Dublin, dans son application juridictionnelle, fait peser sur les épaules du demandeur d’asile une responsabilité procédurale considérable.

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Hassan KOHEN
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