Par un arrêt en date du 14 février 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les modalités de preuve du lien de filiation dans le cadre d’une procédure de réunification familiale au bénéfice de la famille d’un réfugié. En l’espèce, deux parents, dont l’un bénéficie du statut de réfugié en France, ont sollicité des visas de long séjour pour leurs trois enfants mineurs résidant en République démocratique du Congo. Cette demande a été rejetée par l’autorité consulaire le 1er mars 2022, au motif que les actes d’état civil produits ne permettaient pas d’établir avec certitude le lien de filiation allégué. Saisie d’un recours, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France a implicitement confirmé ce refus le 5 juillet 2022. Les requérants ont alors saisi le tribunal administratif de Nantes, lequel a rejeté leur demande par un jugement du 28 avril 2023, les conduisant à interjeter appel.
Il était ainsi demandé à la cour administrative d’appel de déterminer si un ensemble d’éléments factuels concordants, constitutifs d’une possession d’état, pouvait suffire à établir un lien de filiation lorsque l’administration émet des doutes sur l’authenticité des actes d’état civil étrangers. La cour répond par l’affirmative, considérant que les pièces versées au dossier, appréciées dans leur globalité, établissent la réalité du lien familial. Elle juge que les déclarations antérieures auprès des autorités françaises, les transferts financiers réguliers destinés à l’entretien des enfants, la souscription d’une assurance-vie à leur profit, ainsi que de multiples témoignages circonstanciés, caractérisent une possession d’état suffisante. Par conséquent, en se fondant exclusivement sur l’irrégularité supposée des documents officiels, la commission a commis une erreur dans l’application des textes. La cour annule donc le jugement du tribunal administratif et la décision de la commission, puis enjoint à l’administration de délivrer les visas.
La solution retenue consacre la force probante de la possession d’état comme un mode de preuve autonome du lien de filiation (I), affirmant par là une approche pragmatique qui renforce la protection du droit à la vie familiale du réfugié (II).
I. La consécration de la possession d’état comme preuve alternative du lien de filiation
La cour administrative d’appel, pour annuler la décision de refus, écarte le formalisme documentaire pour s’attacher à la réalité factuelle de la filiation. Elle juge que le doute émis sur les actes d’état civil n’est pas un obstacle insurmontable (A), dès lors qu’un faisceau d’indices suffisant permet de caractériser une possession d’état (B).
A. Le caractère non dirimant des doutes sur les actes d’état civil étrangers
Le raisonnement de l’administration reposait entièrement sur la mise en doute de la force probante des actes de naissance produits. Cette position, bien que fréquente dans le contentieux des visas, méconnaît la lettre des dispositions applicables à la réunification familiale des réfugiés. L’article L. 561-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit explicitement une alternative en cas d’absence d’acte ou de doute sur son authenticité. Dans une telle situation, la preuve des liens familiaux peut être rapportée par « les éléments de possession d’état définis à l’article 311-1 du code civil ».
La cour applique rigoureusement cette disposition et refuse de s’enfermer dans un débat sur la validité formelle des documents congolais. Elle considère que l’existence d’un doute sur ces actes n’épuise pas l’examen que l’administration doit conduire. Au contraire, ce doute doit précisément la conduire à examiner les autres éléments susceptibles d’établir le lien de parenté. En se bornant à rejeter la demande pour ce seul motif, la commission de recours s’est arrêtée à la première étape de l’analyse, commettant ainsi une application inexacte de la loi.
B. La caractérisation d’un faisceau d’indices suffisant à établir la possession d’état
Le cœur de l’arrêt réside dans l’analyse concrète des éléments matériels apportés par les requérants pour prouver la filiation. La cour ne se contente pas d’un ou deux faits isolés, mais relève une accumulation de preuves concordantes qui, ensemble, révèlent le lien de parenté au sens de l’article 311-1 du code civil. Elle retient ainsi « de très nombreux versements d’argent effectués (…) entre 2015 et 2023 », la désignation des enfants comme bénéficiaires d’un contrat d’assurance-vie, le maintien de contacts réguliers et « plusieurs attestations de proches, rédigées dans des termes qui ne sont pas stéréotypés ».
L’addition de ces faits, relatifs tant à l’entretien et à l’éducation des enfants qu’à la reconnaissance sociale et familiale du lien, constitue un faisceau d’indices probant. La cour souligne également que les enfants « portent le nom de leur père », ce qui correspond à l’un des faits principaux listés par le code civil. En jugeant que « le lien de filiation allégué doit être regardé comme établi par la possession d’état », le juge administratif confère une pleine efficacité à ce mécanisme probatoire subsidiaire et démontre qu’une approche factuelle et circonstanciée doit prévaloir sur un formalisme excessif.
II. Une solution pragmatique au service du droit à la vie familiale du réfugié
En faisant prévaloir la réalité vécue sur l’incertitude documentaire, la cour adopte une solution protectrice des droits fondamentaux. Cette décision s’inscrit dans une application téléologique des textes visant à garantir l’effectivité du droit à la réunification familiale (A), même si sa portée jurisprudentielle doit être appréciée avec mesure (B).
A. Une application téléologique des textes en faveur du demandeur
La décision commentée témoigne d’une interprétation finaliste des dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Le droit à la réunification familiale constitue un corollaire essentiel du droit d’asile, visant à préserver l’unité de la famille du réfugié. Le juge prend acte des difficultés, voire de l’impossibilité, pour les personnes ayant fui leur pays d’origine, de produire des documents d’état civil fiables ou incontestables. Exiger une preuve documentaire parfaite reviendrait dans de nombreuses situations à priver ce droit de toute effectivité.
En validant la preuve par possession d’état, la cour assure une protection concrète et effective du droit à mener une vie familiale normale, garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle évite de faire peser sur le demandeur une charge de la preuve excessive, voire impossible à rapporter. Cette approche pragmatique est également conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, tel que protégé par l’article 3-1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, en facilitant sa venue auprès de ses parents.
B. Une portée jurisprudentielle mesurée mais un rappel significatif
Cet arrêt ne constitue pas un revirement de jurisprudence, dans la mesure où il se contente d’appliquer une possibilité explicitement ouverte par la loi. La solution dépend étroitement de la qualité et de la quantité des éléments de preuve produits par les requérants, ce qui en fait une décision d’espèce. La conclusion aurait pu être différente si le faisceau d’indices avait été jugé moins dense ou moins convaincant. La portée de la décision est donc intrinsèquement liée aux faits de la cause et ne saurait être généralisée à toutes les situations de doute sur un acte d’état civil.
Néanmoins, la décision constitue un rappel pédagogique et significatif à l’adresse de l’administration. Elle réaffirme avec force que le pouvoir d’appréciation des autorités consulaires et de la commission de recours ne doit pas s’exercer de manière discrétionnaire. L’administration ne peut se retrancher derrière le seul argument du doute documentaire pour opposer un refus ; elle est tenue d’examiner l’ensemble des justifications apportées, y compris celles qui relèvent de la possession d’état. L’arrêt fournit ainsi un exemple clair de ce qui peut constituer un faisceau d’indices suffisant et renforce la sécurité juridique pour les familles de réfugiés engagées dans une procédure de réunification.