Par un arrêt du 16 mai 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les modalités de répartition des frais d’une expertise ordonnée en référé. En l’espèce, à la suite d’épisodes de contamination de leurs bassins par un norovirus, des sociétés conchylicoles et des comités professionnels avaient sollicité une expertise judiciaire afin de déterminer l’origine du préjudice subi. Une ordonnance de référé avait fait droit à cette demande. Après le dépôt du rapport d’expertise, qui mettait en évidence des dysfonctionnements majeurs dans le système d’assainissement collectif géré par une communauté d’agglomération et une société spécialisée, une ordonnance de taxe avait mis l’intégralité des frais et honoraires de l’expert, d’un montant de 14 489,60 euros, à la charge solidaire des demandeurs à l’instance. Saisi par ces derniers, le tribunal administratif de Rennes avait réformé cette ordonnance, répartissant la charge des frais à hauteur d’un tiers pour les requérants, d’un tiers pour la communauté d’agglomération et d’un tiers pour la société d’assainissement. La communauté d’agglomération a interjeté appel de ce jugement, estimant que la charge des frais ne devait pas lui incomber.
La question de droit soulevée par cette affaire était de savoir si, au regard du principe d’équité, la charge des frais d’une expertise judiciaire peut être répartie en fonction de l’utilité que le rapport présente pour chacune des parties, y compris pour celle qui n’en a pas initialement demandé le bénéfice. La cour administrative d’appel répond par l’affirmative, jugeant que l’intérêt objectif que revêt l’expertise pour l’ensemble des parties constitue un motif d’équité justifiant le partage des frais. Elle rejette en conséquence la requête de la collectivité publique, confirmant ainsi la répartition opérée par les premiers juges. Cette décision, en précisant les contours de l’appréciation équitable des frais d’expertise, met en balance le principe de la charge pesant sur le demandeur avec la reconnaissance de l’intérêt partagé de la manifestation de la vérité. Il convient ainsi d’étudier la consécration du critère de l’utilité partagée comme fondement de l’équitable répartition des frais (I), avant d’analyser les implications concrètes de cette solution pour l’équilibre des parties au procès administratif (II).
I. La consécration de l’utilité partagée de l’expertise comme critère de répartition des frais
La décision commentée offre une interprétation pragmatique de l’article R. 621-13 du code de justice administrative, en faisant de l’utilité du rapport un critère déterminant de l’équité. Elle articule ainsi une dérogation motivée au principe de la mise à la charge du demandeur (A) en faveur d’une conception élargie de la notion d’équité (B).
A. Le principe de l’imputation des frais à la partie demanderesse
En règle générale, les frais et honoraires de l’expertise sont supportés par la partie qui en a sollicité le prononcé. Cette solution, posée par l’article R. 621-13 du code de justice administrative, repose sur une logique de responsabilité procédurale, visant à prévenir les demandes d’expertise dilatoires ou infondées. La partie qui prend l’initiative de cette mesure d’instruction doit en assumer le coût, sauf à ce que le juge en décide autrement pour des motifs spécifiques. C’est en application de ce principe que l’ordonnance de taxe initiale avait mis la totalité des frais à la charge des entreprises conchylicoles, celles-ci ayant été à l’origine de la procédure de référé-expertise. Cette approche, bien que conforme à la lettre du texte, peut cependant conduire à des situations inéquitables lorsque les résultats de l’expertise éclairent le litige au bénéfice de toutes les parties, et non du seul demandeur.
La communauté d’agglomération appelante soutenait précisément que l’expertise lui était inutile, tentant par là de se placer en dehors du champ de toute contribution. Elle arguait que le lien de causalité n’était pas certain et que les conclusions de l’expert divergeaient de celles d’autres autorités. Toutefois, la cour écarte cette argumentation en procédant à sa propre analyse de l’intérêt que présentait le rapport pour la collectivité.
B. L’élargissement de la notion d’équité à l’intérêt commun de l’expertise
La cour administrative d’appel fonde sa décision sur la possibilité, prévue par le même article R. 621-13, de déroger au principe pour des « raisons d’équité ». Elle donne à cette notion un contenu concret et objectif en jugeant que « la désignation de la ou des parties devant régler les frais de l’expertise doit prendre en compte de façon équitable l’intérêt qu’elle présente non seulement pour le ou les demandeurs mais aussi pour la personne publique mise en cause ». Ce faisant, le juge ne se limite pas à une appréciation subjective de la situation financière des parties ou de leurs chances de succès au fond. Il analyse de manière pragmatique les apports du rapport d’expertise pour chacune d’elles.
En l’espèce, la cour relève que le rapport d’expertise est doublement utile. D’une part, il permet aux victimes « de demander une indemnisation des préjudices qu’ils ont subis ». D’autre part, il « invite la communauté d’agglomération (…) et la société d’assainissement (…) à rechercher des solutions » pour remédier aux dysfonctionnements constatés. Cette double utilité, à la fois probatoire pour les demandeurs et instructive pour les défendeurs, justifie une répartition des coûts. L’équité commande donc que la charge financière de la manifestation de la vérité soit partagée entre ceux qui en tirent un bénéfice, qu’il soit actuel ou prospectif.
II. Les implications concrètes de la solution pour les parties au litige
En validant la répartition des frais d’expertise au prorata de son utilité, la cour administrative d’appel tire des conséquences pratiques importantes pour les acteurs du contentieux administratif. Cette solution renforce la position des victimes en facilitant leur accès à la preuve (A) tout en incitant les personnes publiques à une meilleure gestion de leurs services (B).
A. La facilitation de l’accès à la preuve pour les administrés
L’une des principales difficultés pour la victime d’un préjudice imputable à l’administration réside dans la charge de la preuve. La procédure de référé-expertise est un outil essentiel pour surmonter cet obstacle, mais son coût peut être dissuasif, particulièrement pour des petites ou moyennes entreprises. En faisant supporter l’intégralité des frais à la partie demanderesse, même lorsque ses soupçons s’avèrent fondés, on créerait un risque financier susceptible de la décourager d’agir en justice.
La solution retenue par la cour permet d’atténuer ce risque. En considérant que la partie dont la responsabilité est mise en cause par les conclusions de l’expert doit participer aux frais, le juge reconnaît implicitement que cette dernière tire également un « bénéfice » de la procédure, ne serait-ce que celui d’être fixée sur l’origine d’un dommage et sur l’étendue de ses obligations. Cette jurisprudence favorise ainsi un meilleur équilibre des armes entre l’administré et la puissance publique, en rendant plus accessible la constitution d’un dossier probatoire solide avant un éventuel recours au fond.
B. L’incitation à la bonne administration pour les personnes publiques
Au-delà de son impact sur la procédure contentieuse, la décision a une portée préventive. Pour la communauté d’agglomération, le rapport d’expertise ne constitue pas seulement une pièce à charge dans un futur procès en indemnisation. Il est également, comme le souligne la cour, un audit technique qui met en lumière des « dysfonctionnements majeurs dans le système d’assainissement collectif » et qui « préconise la réalisation de travaux ». L’expertise revêt donc une utilité directe pour la collectivité en lui fournissant un diagnostic précis et des recommandations opérationnelles pour améliorer le fonctionnement de son service public et prévenir la survenance de nouveaux dommages.
En la faisant contribuer au financement de cette expertise, le juge administratif l’incite à considérer de tels rapports non comme une simple menace, mais comme une aide à la décision et un instrument de bonne administration. Cette approche pragmatique encourage les personnes publiques à tirer les leçons des dysfonctionnements révélés, dans une logique d’amélioration continue du service public et de prévention des contentieux futurs. La répartition des frais d’expertise devient ainsi un levier au service de l’efficacité de l’action administrative.