Par un arrêt en date du 4 mars 2025, la cour administrative d’appel se prononce sur les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État suite à l’annulation contentieuse d’un refus d’autoriser le licenciement pour motif économique d’un salarié protégé.
En l’espèce, une société s’était vu opposer un refus d’autorisation de licencier un salarié protégé par l’inspecteur du travail, décision confirmée implicitement puis expressément par le ministre compétent. Ce dernier avait notamment ajouté un motif tiré du manquement de l’employeur à son obligation de reclassement. Après un long parcours contentieux, le Conseil d’État, annulant un arrêt de cour administrative d’appel, avait prononcé l’annulation pour excès de pouvoir des décisions administratives de refus. Forte de cette annulation définitive, la société a alors engagé une action en responsabilité contre l’État afin d’obtenir réparation des préjudices subis, notamment le maintien des salaires du salarié concerné et les frais de justice engagés. Le tribunal administratif de Caen, par un jugement du 15 décembre 2023, a cependant rejeté cette demande indemnitaire. La société a interjeté appel de ce jugement, soutenant que l’illégalité fautive des décisions de refus ouvrait nécessairement droit à réparation.
Il revenait ainsi aux juges d’appel de déterminer si l’annulation pour illégalité d’un refus d’autorisation de licenciement établit de manière irréfutable un lien de causalité direct entre la faute de l’administration et le préjudice de l’employeur. Plus précisément, le juge de l’indemnisation peut-il, pour apprécier l’existence d’un tel lien, rechercher si l’administration aurait pu, sur un autre fondement, légalement prendre la même décision de refus, et ce malgré l’autorité de la chose jugée attachée à l’annulation pour excès de pouvoir ?
À cette question, la cour administrative d’appel répond par l’affirmative. Elle juge que le préjudice né du maintien des rémunérations du salarié n’est pas directement lié aux illégalités commises dès lors que l’administration aurait pu légalement fonder son refus sur le manquement de l’employeur à son obligation de reclassement. Elle ajoute que les frais de procédure sont réputés réparés par les décisions prises au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative dans les instances antérieures. Par conséquent, la cour rejette la requête de la société et confirme le jugement de première instance.
Cette décision illustre la dissociation entre l’instance en annulation et l’instance indemnitaire, en réaffirmant l’autonomie du juge de plein contentieux dans l’appréciation du lien de causalité (I), ce qui conduit logiquement au rejet des différents chefs de préjudice invoqués par l’employeur (II).
I. L’appréciation maintenue du lien de causalité malgré l’illégalité fautive du refus d’autorisation
La cour administrative d’appel, pour rejeter la demande d’indemnisation, opère un raisonnement en deux temps. Elle rappelle d’abord que le juge de l’indemnisation conserve son plein pouvoir d’appréciation des faits pour déterminer si un motif légal aurait pu justifier la décision annulée (A), écartant ainsi l’argument de la requérante fondé sur l’autorité de la chose jugée (B).
A. La confirmation du pouvoir du juge de l’indemnisation d’examiner les mérites de l’affaire
La solution retenue par la cour s’inscrit dans une jurisprudence bien établie en matière de responsabilité de l’État. L’illégalité d’une décision administrative constitue une faute, mais elle n’ouvre droit à réparation que si elle a causé un préjudice direct et certain. Pour évaluer ce lien de causalité, le juge ne s’arrête pas au seul constat de l’illégalité. Il doit se livrer à une analyse plus profonde et rechercher si, en l’absence de l’illégalité commise, le préjudice serait tout de même survenu. La cour le rappelle en des termes clairs, indiquant qu’il appartient au juge de rechercher « en forgeant sa conviction au vu de l’ensemble des pièces produites par les parties (…) si la même décision aurait pu légalement être prise ». Cette démarche, parfois qualifiée de recherche de la « perte de chance », permet de s’assurer que le préjudice trouve bien sa source unique dans la faute de l’administration et non dans une circonstance alternative qui aurait de toute façon conduit au même résultat.
En l’espèce, le juge se place donc dans la situation où se trouvait l’administration au moment de sa décision. Il examine si, au-delà des motifs illégaux qui ont été censurés, il existait un autre motif, légal celui-là, qui aurait permis de refuser l’autorisation de licenciement. Le fait que l’annulation des décisions initiales n’ait pas été fondée sur un vice de procédure mais sur une erreur de droit et une erreur d’appréciation est jugé inopérant. La nature de l’illégalité importe peu, car l’office du juge de l’indemnisation est distinct et plus large que celui du juge de l’excès de pouvoir. Il ne s’agit plus seulement de contrôler la légalité de l’acte, mais d’évaluer les conséquences dommageables de son illégalité.
B. Le rejet de l’autorité de la chose jugée en excès de pouvoir sur le terrain indemnitaire
La société requérante soutenait que le tribunal administratif, en examinant à nouveau le respect de l’obligation de reclassement, avait méconnu l’autorité de la chose jugée par le Conseil d’État qui avait annulé les décisions de refus. La cour écarte cet argument avec fermeté. Elle souligne la différence de nature et de portée entre le contentieux de l’excès de pouvoir et le contentieux de pleine juridiction. L’annulation d’un acte pour excès de pouvoir signifie qu’il est réputé n’avoir jamais existé, mais elle ne se prononce que sur la légalité des motifs retenus par l’administration dans l’acte attaqué. Elle ne préjuge pas de la décision que l’administration aurait pu prendre si elle s’était fondée sur d’autres motifs.
Le juge de l’indemnisation, quant à lui, n’est pas lié par les seuls motifs de l’annulation. Son rôle est de statuer sur un droit à réparation, ce qui l’oblige à reconstituer la situation et à se demander si l’employeur avait une chance sérieuse d’obtenir l’autorisation de licenciement. La cour précise ainsi que la société « ne saurait davantage utilement soutenir que, eu égard à la nature des illégalités censurées (…) les premiers juges auraient méconnu l’autorité de la chose jugée en excès de pouvoir ». En confirmant cette approche, l’arrêt rappelle que l’autorité de la chose jugée ne s’attache qu’au dispositif de la décision et aux motifs qui en sont le soutien nécessaire, ce qui n’inclut pas l’analyse de tous les fondements légaux possibles qu’aurait pu invoquer l’administration.
II. Le rejet conséquent des préjudices invoqués par l’employeur
La rupture du lien de causalité entre la faute de l’administration et le dommage allégué entraîne inévitablement le rejet de la demande indemnitaire. La cour applique cette logique de manière rigoureuse, tant pour le préjudice principal lié au maintien du contrat de travail (A) que pour le préjudice accessoire constitué par les frais de procédure (B).
A. L’exclusion de l’indemnisation des salaires en l’absence de préjudice direct
Le cœur du préjudice de la société consistait dans l’obligation de maintenir la rémunération du salarié protégé entre la date du refus illégal et la date de son licenciement finalement effectif. Toutefois, en application du principe exposé précédemment, la cour recherche si un refus d’autorisation aurait pu être légalement opposé à la société. Elle constate que le ministre avait, dans sa décision de 2013, soulevé le manquement de l’employeur à son obligation de reclassement. Ce dernier s’était borné à communiquer une liste de postes disponibles sans formuler d’offres fermes, concrètes et personnalisées, comme l’exige l’article L. 1233-4 du code du travail.
La cour juge que « ce seul motif (…) permettait à l’administration (…) de refuser légalement l’autorisation de licenciement sollicitée ». Dès lors, le préjudice lié au paiement des salaires ne découle pas directement de l’illégalité des décisions de refus, mais de la propre défaillance de l’employeur dans ses obligations légales. Le lien de causalité est brisé. L’employeur n’a pas perdu une chance sérieuse d’obtenir l’autorisation, car son dossier était vicié sur un autre point essentiel, suffisant à lui seul pour justifier un rejet. La cour en conclut que le préjudice « ne peut être regardé comme en lien direct avec l’illégalité de la décision ». La demande d’indemnisation sur ce point ne pouvait donc qu’être rejetée.
B. La réparation réputée acquise des frais exposés au titre des instances antérieures
La société demandait également le remboursement des frais d’avocat engagés lors des différentes instances, tant administratives que judiciaires. Pour les frais liés aux recours en annulation, la cour applique une jurisprudence constante et particulièrement claire. Les frais exposés et non compris dans les dépens, tels que les honoraires d’avocat, trouvent leur réparation dans le cadre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Le juge de l’instance initiale, en condamnant ou non la partie perdante à verser une somme à ce titre, est censé avoir statué définitivement sur ce point.
L’arrêt énonce ainsi que le préjudice de la société « est réputé avoir été intégralement réparé par les décisions prises par le juge dans les instances en cause ». Il n’est donc pas possible de solliciter une indemnisation complémentaire au titre de ces mêmes frais dans le cadre d’une action en responsabilité ultérieure. Quant aux autres frais, notamment ceux exposés devant les juridictions judiciaires, la cour constate que la requérante n’apporte pas la preuve qu’ils trouvent leur origine directe dans la faute de l’administration. Cette solution, empreinte de pragmatisme, évite une double indemnisation et confirme que chaque procédure dispose de ses propres mécanismes pour la réparation des frais de justice.