Cour d’appel administrative de Nantes, le 6 mai 2025, n°24NT01103

Par un arrêt en date du 6 mai 2025, la cour administrative d’appel de Nantes a annulé un jugement du tribunal administratif de Nantes qui avait validé le refus de délivrance de visas de long séjour au titre de la réunification familiale. Un ressortissant afghan, bénéficiaire de la protection subsidiaire depuis 2018, avait sollicité la venue en France de la personne qu’il présentait comme son épouse et de leurs enfants mineurs. Les autorités consulaires au Pakistan, puis la commission de recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France, avaient rejeté ces demandes au motif que les liens familiaux et l’identité des demandeurs n’étaient pas établis, et qu’une tentative de fraude était caractérisée en raison d’incohérences dans les déclarations antérieures du réunifiant concernant le nombre de ses enfants. Le tribunal administratif avait confirmé cette analyse, conduisant la famille à interjeter appel. La question posée à la cour était de savoir si des doutes tirés d’une déclaration antérieure jugée incohérente et de la date d’établissement de documents d’état civil étrangers pouvaient légalement fonder un refus de visa pour fraude et défaut de preuve des liens familiaux, alors même que les demandeurs produisaient des actes jugés concordants. La cour administrative d’appel a répondu par la négative, considérant que les pièces versées au dossier suffisaient à établir tant l’identité que la filiation, et que l’incohérence alléguée était justifiée par les circonstances. En conséquence, le juge d’appel a estimé que la commission avait commis une erreur d’appréciation, annulant sa décision et enjoignant au ministre de délivrer les visas sollicités.

Cette décision illustre le contrôle approfondi du juge administratif sur les motifs opposés par l’administration dans le cadre de la réunification familiale des personnes protégées, en réaffirmant la primauté d’une analyse concrète des preuves fournies (I). Elle circonscrit également de manière stricte la notion de fraude, protégeant ainsi le droit à la vie familiale et privée contre des suspicions insuffisamment étayées (II).

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I. Une appréciation pragmatique de la force probante des documents d’état civil

La cour administrative d’appel se livre à un examen détaillé des éléments de preuve, rappelant d’abord le cadre juridique applicable à la preuve de l’état civil étranger (A) avant de procéder à une analyse concrète des pièces produites pour en déduire l’existence des liens familiaux (B).

A. Le rappel du principe de la valeur probante des actes étrangers

Le juge rappelle le principe posé par l’article 47 du code civil, selon lequel un acte d’état civil étranger fait foi sauf si des éléments probants établissent son caractère irrégulier, falsifié ou inexact. La charge de la preuve d’un tel vice pèse donc sur l’administration qui entend écarter le document. En l’espèce, la décision souligne que la commission de recours s’est fondée sur des circonstances qu’elle a jugées suffisantes pour douter des actes, sans pour autant en contester formellement l’authenticité.

Or, la cour prend soin de noter que « les actes d’état civil, qui ne sont pas critiqués par le ministre de l’intérieur qui n’a pas produit de mémoire en défense, présentent des informations suffisantes et concordantes pour établir leur identité et leur lien familial ». Cette précision souligne l’inertie de l’administration et renforce la présomption de validité des documents. Le juge administratif, en l’absence de contestation étayée, ne peut suppléer la carence de l’administration et doit former sa conviction au vu des seuls éléments dont il dispose.

B. La neutralisation des doutes fondés sur des circonstances inopérantes

La cour écarte méthodiquement les arguments qui avaient fondé le refus de l’administration. Celle-ci avait relevé que les « taskeras », documents d’identité afghans, avaient été établies postérieurement à la demande d’asile du réunifiant. Le juge considère que cette circonstance « n’est pas par elle-même de nature à établir le caractère irrégulier, falsifié ou inexact des actes produits ». Une telle approche est réaliste, car il est fréquent que des réfugiés ou des personnes déplacées soient contraints de faire établir ou refaire des documents administratifs tardivement.

De même, le fait que le mariage n’ait pas été enregistré par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en raison de l’âge des époux au moment de la célébration, contraire à l’ordre public français, n’empêche pas la reconnaissance de leur vie commune, l’office les ayant enregistrés en tant que concubins. Cette reconnaissance factuelle d’une union stable et continue suffit pour la cour à établir le lien entre les adultes, conformément à l’esprit du droit à la réunification familiale qui protège les liens effectifs.

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II. Une réfutation de l’accusation de fraude par la contextualisation des déclarations

Après avoir validé la force probante des documents, la cour examine le second motif du refus, tiré d’une prétendue fraude. Elle rejette cette qualification en analysant les incohérences reprochées au requérant (A), affirmant ainsi une protection robuste du droit à la vie familiale des personnes protégées (B).

A. L’acceptation d’une justification plausible des incohérences déclaratives

L’administration s’était appuyée sur le fait que le requérant avait déclaré dix enfants lors de son entretien à l’OFPRA, mais n’en avait mentionné que quatre dans sa demande de réunification familiale. La cour retient l’explication fournie par l’intéressé, qui « fait valoir n’avoir déclaré que ses quatre enfants à charge, éligibles au bénéfice de la réunification familiale », ses autres enfants étant déjà majeurs. Cette explication est corroborée par la production en appel des documents d’identité des enfants majeurs.

En acceptant cette justification, le juge refuse de voir une intention frauduleuse dans une déclaration qui peut s’expliquer par une compréhension pragmatique et non juridique de la demande administrative. Le requérant a limité sa déclaration aux seules personnes concernées par la procédure. La cour conclut que « la seule circonstance que M. E… a initialement déclaré être père de dix enfants n’est pas de nature à établir que les demandes de visas seraient entachées de fraude ». Cette approche protectrice évite de piéger les demandeurs sur la base de déclarations orales incomplètes ou maladroites.

B. La garantie effective du droit à la réunification familiale

En annulant le jugement et la décision de la commission, et en assortissant sa décision d’une injonction de délivrer les visas dans un délai de deux mois, la cour confère une portée concrète et effective au droit à la réunification familiale des bénéficiaires d’une protection internationale. L’arrêt signifie que ce droit, essentiel à la reconstruction personnelle et familiale des personnes protégées, ne saurait être entravé par des suspicions administratives qui ne reposent pas sur des éléments de preuve tangibles et concordants.

La décision rappelle que si l’administration conserve le pouvoir de refuser un visa en cas de fraude avérée, cette dernière doit être solidement établie. Elle ne peut être déduite d’incohérences apparentes qui trouvent une explication logique et sont confortées par des documents probants. La solution s’inscrit dans une jurisprudence exigeante envers l’administration, qui doit mener une instruction approfondie et ne peut se contenter de relever des contradictions sans en vérifier la portée, particulièrement lorsque sont en jeu le droit d’asile et le droit de mener une vie familiale normale, garantis par les conventions internationales.

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