Par un arrêt en date du 10 juillet 2025, la Cour administrative d’appel de Paris a statué sur les conditions de refus de délivrance d’un passeport français. En l’espèce, trois personnes se prévalant de la nationalité française par filiation paternelle ont sollicité la délivrance de passeports. Elles ont produit à l’appui de leurs demandes des actes de naissance comoriens préalablement transcrits sur les registres de l’état civil français. Le consul général de France à Moroni a rejeté leurs demandes, une décision confirmée par le ministre de l’Europe et des affaires étrangères sur recours hiérarchique, au motif de doutes sérieux sur l’authenticité des actes d’état civil présentés.
Les demandeurs ont saisi le tribunal administratif de Paris, qui a rejeté leur requête par un jugement du 13 janvier 2025. Ils ont alors interjeté appel de ce jugement. Ils soutenaient principalement que la transcription de leurs actes de naissance sur les registres français suffisait à prouver leur nationalité et que l’administration ne pouvait remettre en cause la foi attachée à ces actes sans qu’une procédure judiciaire en annulation ait été engagée. Le ministre, en défense, a maintenu que les vérifications effectuées révélaient des discordances majeures entre les actes produits et les registres comoriens, justifiant un refus pour suspicion de fraude.
Il était donc demandé à la cour de déterminer si l’autorité administrative peut légalement refuser la délivrance d’un passeport à une personne produisant un acte de naissance français transcrit, lorsqu’elle dispose d’éléments suffisants pour douter de l’authenticité de l’acte d’origine étranger, et ce, même en l’absence d’une procédure judiciaire d’annulation de l’acte transcrit. La Cour administrative d’appel de Paris a répondu par l’affirmative. Elle juge que l’administration est en droit de refuser la délivrance d’un titre de voyage si elle établit l’existence d’un « doute suffisant sur l’identité des intéressés », fondé sur des éléments objectifs et circonstanciés remettant en cause la véracité des faits déclarés dans les actes d’état civil, quand bien même ces derniers auraient été transcrits.
Cette décision permet de confirmer le pouvoir d’appréciation de l’administration face à une suspicion de fraude documentaire (I), tout en précisant l’autonomie de la police des passeports par rapport à l’action judiciaire (II).
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I. La confirmation du pouvoir d’appréciation de l’administration face à une suspicion de fraude documentaire
La Cour rappelle que la délivrance d’un passeport est subordonnée à la preuve de la nationalité et de l’identité du demandeur. Elle confirme que cette preuve peut être combattue par l’administration si la force probante des documents est sérieusement mise en doute (A), à condition que ce doute repose sur des éléments objectifs et suffisants (B).
A. Le contrôle administratif de la force probante des actes d’état civil étrangers
L’arrêt met en lumière l’articulation entre l’article 5 du décret du 30 décembre 2005 relatif aux passeports et l’article 47 du code civil. Si un extrait d’acte de naissance ou sa transcription constitue un moyen privilégié de prouver sa nationalité, sa force probante n’est pas absolue. La Cour rappelle que, conformément à l’article 47 du code civil, un acte d’état civil étranger fait foi « sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent […] que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ».
La transcription d’un acte étranger sur les registres français ne purge donc pas l’acte de ses vices originels. Elle ne confère qu’une présomption simple d’exactitude, que l’administration peut renverser. Le juge administratif réaffirme ainsi que l’autorité consulaire, en sa qualité d’officier de l’état civil et d’autorité chargée de la police des titres de voyage, conserve une prérogative de contrôle sur les pièces qui lui sont soumises, même si elles présentent en apparence toutes les garanties de l’authenticité.
B. L’exigence d’un doute suffisant fondé sur des éléments objectifs
Le pouvoir de l’administration n’est cependant pas discrétionnaire. Le refus de délivrance d’un passeport ne peut être justifié que par un « doute suffisant sur l’identité ou la nationalité de l’intéressé ». La Cour exerce sur ce point un contrôle normal, vérifiant que l’appréciation de l’administration n’est pas erronée. En l’espèce, le doute n’était pas fondé sur de simples soupçons mais sur des éléments matériels précis.
Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères a produit des « rapports d’identification » issus d’une coopération avec les autorités comoriennes. Ces documents ont mis en évidence des discordances substantielles : les numéros d’identification nationaux, les dates de naissance et même la filiation d’une des requérantes différaient totalement. Face à de tels éléments, que les requérants n’ont pu « sérieusement contester », la Cour considère que le consul était fondé à douter de l’authenticité des actes transcrits et, par conséquent, de l’identité réelle des demandeurs.
II. La portée de la décision : l’autonomie de la police des passeports et le rôle du juge administratif
Au-delà de l’appréciation des faits, l’arrêt précise la relation entre la procédure administrative de délivrance des titres et l’action judiciaire en contestation d’état civil (A). Il offre une solution équilibrée qui, bien que spécifique aux faits de l’espèce, réaffirme la prévalence de l’ordre public en matière d’identité (B).
A. L’indifférence de l’absence d’une action en contestation de l’acte d’état civil
Les requérants avançaient un argument procédural pertinent : l’administration ne peut ignorer un acte d’état civil français tant que celui-ci n’a pas été annulé par le juge judiciaire, seul compétent en la matière. La Cour écarte ce moyen en le qualifiant d’« inopérant ». Elle opère une distinction fondamentale entre, d’une part, l’action régalienne du ministère public visant à faire annuler un acte frauduleux et, d’autre part, la mission de police administrative de l’autorité consulaire.
La légalité de la décision administrative de refus de passeport s’apprécie au jour où elle est prise, en fonction des éléments dont dispose l’administration. Le fait que le procureur de la République n’ait pas encore engagé d’action en annulation des transcriptions, qualifié de « surprenant » par la Cour elle-même, n’entache pas d’illégalité le refus. Cette solution pragmatique évite de contraindre l’administration à délivrer un titre d’identité sur la base de documents qu’elle sait pertinemment frauduleux, dans l’attente d’une procédure judiciaire souvent longue.
B. Une solution d’espèce réaffirmant un équilibre entre droits individuels et ordre public
Cette décision ne constitue pas un revirement de jurisprudence mais l’application rigoureuse de principes établis à une situation de fraude manifeste. La portée de l’arrêt réside dans sa réaffirmation de l’équilibre entre la protection des droits individuels, comme le droit à la vie privée et familiale invoqué au titre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et les impératifs d’ordre public liés à la fiabilité de l’état civil et à la sécurité des titres.
La Cour rejette d’ailleurs le moyen tiré de l’article 8 en soulignant que les requérants, possédant la nationalité comorienne, ne sont pas privés de la possibilité de voyager. Cette approche illustre que le droit d’obtenir un passeport d’une nationalité spécifique n’est pas absolu et peut céder face à la nécessité de prévenir l’usurpation d’identité. L’arrêt rappelle ainsi que si la nationalité est un droit, sa preuve est une exigence que l’administration a le devoir de contrôler strictement.