Cour d’appel administrative de Paris, le 11 juillet 2025, n°24PA03945

L’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, encadrée par la loi du 5 janvier 2010, constitue un régime de réparation fondé sur la solidarité nationale, dont les conditions d’application ont évolué au gré des réformes législatives. Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 11 juillet 2025 vient éclairer les modalités de mise en œuvre de ce dispositif, en particulier s’agissant de la charge de la preuve et de la force probante des données scientifiques utilisées pour écarter le droit à indemnisation. En l’espèce, la mère d’une personne décédée d’une maladie susceptible d’être radio-induite avait saisi le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires d’une demande de réparation. Cette demande fut rejetée au motif que son fils aurait été exposé à une dose de rayonnements ionisants inférieure à la limite réglementaire d’un millisievert par an. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de la Polynésie française, qui a confirmé la décision de rejet. C’est dans ce contexte qu’elle a interjeté appel, contestant à la fois la légalité du seuil d’exposition qui lui était opposé et la validité des méthodes de calcul utilisées par l’administration pour établir que ce seuil n’était pas atteint. Se posait ainsi à la cour la question de savoir dans quelles conditions l’administration peut être regardée comme rapportant la preuve, de nature à renverser la présomption de causalité dont bénéficie une victime potentielle des essais nucléaires, que la dose de rayonnements ionisants reçue était inférieure au seuil légal. Par sa décision, la cour administrative d’appel rejette la requête, considérant que l’administration établit valablement que l’exposition de la victime était inférieure à la limite d’un millisievert en s’appuyant sur une méthodologie et des rapports scientifiques officiels jugés robustes, écartant par là même les éléments de preuve contraires présentés par la requérante.

La portée de cette décision se mesure à l’aune de la consolidation d’un cadre juridique strict pour l’indemnisation des victimes (I), dont l’application concrète repose sur la prééminence conférée aux expertises scientifiques institutionnelles (II).

I. La consolidation d’un cadre d’indemnisation restrictif

La cour administrative d’appel, par son arrêt, valide la rigueur du dispositif législatif en écartant toute critique d’ordre constitutionnel (A) et en procédant à une application stricte du critère d’exposition défini par la loi applicable au litige (B).

A. La confirmation de la constitutionnalité du mécanisme de présomption réfragable

Saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité, la cour refuse de la transmettre au Conseil d’État, jugeant la question dépourvue de caractère sérieux. La requérante soutenait que le mécanisme de renversement de la présomption de causalité portait atteinte au principe de responsabilité. La cour écarte ce grief en rappelant la nature du régime institué par la loi de 2010, lequel « a pour objet d’assurer, au titre de la solidarité nationale, la réparation du dommage subi par les victimes des essais nucléaires français, et non de reconnaître que l’Etat (…) aurait la qualité d’auteur responsable des dommages ». Ce faisant, elle ancre fermement le dispositif hors du champ de la responsabilité pour faute, le distinguant d’une action de droit commun qui demeure par ailleurs possible.

De plus, la cour valide le recours à un seuil d’exposition unique en-deçà duquel la présomption peut être renversée. Elle juge que « la fixation d’un seuil prenant en compte les effets de l’exposition aux radiations ionisantes constitue par ailleurs un critère objectif et rationnel », d’autant que celui-ci résulte d’un consensus scientifique international. En refusant de voir dans ce seuil une rupture du principe d’égalité, l’arrêt renforce la légitimité du législateur à définir des critères techniques précis pour borner le champ de la solidarité nationale, même si ces critères peuvent avoir pour effet de limiter l’accès à l’indemnisation.

B. L’application stricte du critère de la dose d’exposition

La cour prend soin de déterminer la version de la loi applicable, qui est celle issue de la loi de finances pour 2019, la demande d’indemnisation ayant été présentée en 2022. Cette précision est déterminante, car elle conditionne les modalités de renversement de la présomption de causalité. Sous l’empire de la loi de 2017, l’administration devait prouver que la pathologie résultait d’une cause « exclusivement étrangère » aux essais, une preuve quasi impossible à rapporter. La loi de 2018 a substitué à cette exigence la simple démonstration que « la dose annuelle de rayonnements ionisants (…) a été inférieure à la limite de dose efficace ».

En conséquence, le moyen de la requérante tiré de l’ancienne législation est jugé inopérant. La cour confirme ainsi que le débat contentieux ne doit plus porter sur l’existence d’autres causes possibles de la maladie, mais doit se concentrer exclusivement sur le niveau de la dose reçue. De même, elle écarte l’argument relatif à l’inapplicabilité du code de la santé publique en Polynésie française, en relevant que le renvoi opéré par la loi nationale de 2010 à ce code pour fixer le seuil de 1 mSv est parfaitement régulier, la compétence en matière d’indemnisation relevant de l’État. L’office du juge se trouve ainsi strictement cantonné à la vérification d’un seul critère technique.

II. La prééminence des données scientifiques officielles dans l’administration de la preuve

Pour apprécier si le seuil d’exposition a été atteint, la cour se livre à une analyse détaillée des preuves apportées par l’administration, validant la méthodologie de reconstitution des doses (A) et écartant les éléments contraires produits par la requérante, jugés insuffisamment probants (B).

A. La validation de la méthodologie de reconstitution des doses

La cour accorde une crédibilité déterminante aux rapports produits par l’administration, notamment l’étude de 2006 du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et sa validation par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Elle relève que ces études reposent sur une analyse précise, tenant compte de la contamination externe et interne, et qu’elles utilisent des « hypothèses volontairement majorées » ou « pénalisantes », c’est-à-dire qui tendent à surévaluer l’exposition réelle. Cette approche méthodologique conservatrice confère, aux yeux du juge, une robustesse particulière aux conclusions de l’administration.

Le juge administratif se livre à une application concrète de ces données à la situation de la victime. Il constate que celle-ci est née après la fin des essais atmosphériques et a résidé dans une zone où, selon ces études, l’exposition était nettement inférieure à 1 mSv. La cour conclut que l’administration « doit être regardé comme établissant que le fils de la requérante a reçu une dose annuelle de rayonnements ionisants (…) inférieure à la limite de 1 mSv par an ». Cette démarche montre que, face à des études institutionnelles jugées méthodologiquement saines, le juge considère la preuve comme rapportée par l’administration, opérant ainsi un renversement effectif de la présomption de causalité.

B. Le rejet des éléments de preuve contraires jugés insuffisants

Face aux données officielles, la requérante opposait plusieurs éléments, notamment des rapports d’associations, une enquête journalistique et une étude de l’INSERM non produite. La cour les écarte de manière systématique. La clause de non-responsabilité de l’AIEA est qualifiée de « précaution d’usage » sans portée juridique. L’enquête journalistique et l’étude de l’INSERM sont jugées ne pas être « de nature à remettre en cause les données sur lesquelles s’est appuyé » le comité.

Cette appréciation sévère de la force probante des contre-expertises non institutionnelles illustre la portée pratique de l’arrêt. Il en résulte une charge de la preuve très lourde pour les demandeurs qui souhaiteraient contester les calculs de dose officiels. Pour remettre en cause les conclusions de l’administration, il ne suffit pas d’invoquer l’existence de controverses ou d’études alternatives ; il faudrait vraisemblablement produire une contre-expertise scientifique d’une rigueur et d’une précision équivalentes, individualisée à la situation de la victime, ce qui s’avère en pratique extrêmement difficile. L’arrêt signale ainsi que, dans ce contentieux technique, le doute ne profite plus au demandeur dès lors que l’administration s’appuie sur le socle des expertises officielles.

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Hassan KOHEN
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