Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 11 mars 2025 offre un éclaircissement notable sur la responsabilité de l’employeur en matière d’emploi de travailleurs étrangers. La décision portait sur la légalité d’une sanction pécuniaire infligée à une société pour avoir employé des salariés dépourvus d’autorisation de travail. À la suite d’un contrôle sur un chantier de construction, les services de l’inspection du travail avaient constaté la présence de treize ressortissants étrangers en situation irrégulière. Douze de ces salariés avaient pourtant présenté, lors de leur embauche, des documents d’identité attestant d’une nationalité d’un État membre de l’Union européenne, lesquels se sont révélés être des faux. L’office administratif compétent avait alors mis à la charge de l’employeur une contribution spéciale. Saisi par la société, le tribunal administratif de Montreuil, par un jugement du 31 janvier 2024, avait annulé cette contribution pour les douze salariés concernés, estimant que l’employeur ne pouvait être tenu pour responsable. L’office administratif a interjeté appel de ce jugement, soutenant que la matérialité de l’infraction était établie et que la négligence de l’employeur dans la vérification des documents ne lui permettait pas de bénéficier d’une quelconque exonération. Il convenait donc pour les juges du fond de déterminer si un employeur peut être sanctionné pour l’emploi d’un travailleur étranger non autorisé lorsque ce dernier a présenté un document d’identité frauduleux d’un pays de l’Union européenne et quelle est l’étendue de son obligation de diligence en la matière. La cour administrative d’appel a rejeté la requête de l’office, confirmant ainsi l’annulation de la sanction. Elle a jugé que la responsabilité de l’employeur ne pouvait être engagée dès lors qu’il ne lui était pas possible de déceler le caractère frauduleux des documents présentés, surtout lorsque ceux-ci concernent des personnes se prévalant de la citoyenneté européenne, pour lesquelles les obligations de vérification sont allégées.
Cette solution conduit à consolider le régime de responsabilité de l’employeur en le fondant sur une obligation de vigilance dont les contours sont précisément délimités (I), tout en consacrant une approche pragmatique qui protège l’employeur ayant agi de bonne foi (II).
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I. La confirmation d’une obligation de vigilance allégée pour l’employeur
L’arrêt d’appel confirme la position des premiers juges en liant l’exonération de la responsabilité de l’employeur à son incapacité à déceler la fraude (A) et en opérant une distinction fondamentale selon que le salarié se prévaut ou non de la citoyenneté européenne (B).
A. L’exonération de responsabilité en l’absence de connaissance de la fraude
La cour rappelle que les sanctions prévues par le code du travail visent à réprimer l’emploi d’un travailleur étranger non autorisé, sans qu’un élément intentionnel soit nécessaire. Toutefois, elle tempère immédiatement cette responsabilité objective en précisant qu’un employeur ne saurait être sanctionné lorsque, d’une part, il a respecté ses obligations de vérification et, d’autre part, « il n’était pas en mesure de savoir que les documents qui lui étaient présentés revêtaient un caractère frauduleux ou procédaient d’une usurpation d’identité ». Cette formule, qui reprend une jurisprudence établie, ancre l’analyse non pas sur la seule matérialité des faits, mais sur les diligences accomplies par l’employeur. En l’espèce, l’administration soutenait que la société avait admis ne pas vérifier les pièces d’identité. La cour écarte cet argument en relevant que l’office ne parvenait pas à démontrer que l’employeur n’avait pas eu les originaux en sa possession avant de les photocopier. L’absence de preuve d’une négligence manifeste ou d’une connaissance de la fraude suffit donc à faire obstacle à la sanction.
B. La distinction opérée selon la nationalité alléguée du salarié
Le cœur du raisonnement de la cour réside dans la différenciation des obligations de l’employeur selon la nationalité prétendue du salarié. Pour un étranger non européen, l’article L. 5221-8 du code du travail impose à l’employeur une obligation active de s’assurer « auprès des administrations territorialement compétentes de l’existence du titre autorisant l’étranger à exercer une activité salariée en France ». Or, pour les salariés se prévalant de la nationalité d’un État membre de l’Union européenne, une telle démarche n’est pas requise. La cour souligne ainsi que les documents présentés par les douze salariés « n’étaient pas soumis à l’obligation de vérification des titres autorisant à travailler prévues par les dispositions de l’article L. 5221-8 du code du travail ». Cette absence d’obligation légale de vérification auprès d’un tiers réduit considérablement l’étendue de la diligence attendue de l’employeur. Celui-ci doit seulement s’assurer de la possession d’un document d’identité cohérent, sans être tenu de procéder à une expertise de son authenticité.
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II. La consécration d’une solution pragmatique et protectrice de l’employeur de bonne foi
En confirmant l’annulation de la sanction, la cour administrative d’appel fait une appréciation concrète de la bonne foi de l’employeur (A), ce qui a pour effet de clarifier la charge de la preuve pesant sur l’administration (B).
A. L’appréciation de la bonne foi de l’employeur face à des documents frauduleux
La décision se distingue par son approche réaliste des contraintes pesant sur un employeur. Elle refuse d’imposer à ce dernier une obligation de détection de faux qui excéderait les compétences d’un non-spécialiste. En jugeant que la société « n’était pas en mesure de savoir » que les documents étaient frauduleux, la cour reconnaît implicitement que la falsification n’était pas grossière ou évidente. Elle prend en compte les circonstances de l’espèce, notamment l’absence d’éléments qui auraient dû alerter l’employeur. Cette analyse *in concreto* protège celui qui, malgré des précautions normales comme la photocopie des pièces d’identité, a été trompé par des documents d’apparence régulière. La bonne foi de l’employeur est ainsi présumée, et sa responsabilité ne peut être engagée que si l’administration démontre une faute ou une négligence caractérisée de sa part, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.
B. La portée de la décision sur la charge de la preuve en matière de travail illégal
Cet arrêt revêt une portée significative quant à la répartition de la charge de la preuve. Il ne suffit pas pour l’office administratif de constater l’emploi d’un salarié en situation irrégulière et de se prévaloir du caractère frauduleux des documents présentés. L’administration doit aller plus loin et établir que l’employeur a manqué à ses obligations de diligence. En l’occurrence, elle devait prouver que les faux étaient décelables par un examen normal ou que l’employeur avait omis d’effectuer les vérifications minimales qui s’imposaient à lui. En rejetant l’argumentation de l’office, jugée insuffisamment étayée, la cour rappelle que la sanction administrative, bien que dépourvue de caractère pénal, doit reposer sur des éléments de preuve suffisants pour caractériser un manquement imputable à l’employeur. La décision renforce ainsi la sécurité juridique des entreprises en les prémunissant contre une forme de responsabilité purement objective qui ne tiendrait aucun compte de leurs diligences et de leur bonne foi.