Par un arrêt en date du 14 février 2025, la cour administrative d’appel de Paris a rejeté la requête de tiers acquéreurs d’une œuvre d’art spoliée durant la Seconde Guerre mondiale, qui recherchaient la condamnation de l’État à les indemniser du préjudice né de leur obligation de restitution. En l’espèce, des particuliers avaient acquis une toile de maître lors d’une vente aux enchères en 1995. Plusieurs années plus tard, les ayants droit du propriétaire initial, dont les biens avaient été spoliés sous l’Occupation, ont obtenu en justice la restitution de ce tableau. Les décisions des juridictions judiciaires, devenues définitives après un arrêt de rejet de la Cour de cassation en date du 1er juillet 2020, ont ordonné cette restitution sans prévoir de compensation financière pour les acquéreurs évincés. Ces derniers se sont alors tournés vers la juridiction administrative pour engager la responsabilité sans faute de l’État. Ils soutenaient que l’application de l’ordonnance du 21 avril 1945 relative aux actes de spoliation avait engendré à leur détriment une rupture d’égalité devant les charges publiques. Le tribunal administratif de Paris ayant rejeté leur demande par un jugement du 16 juin 2023, les acquéreurs ont interjeté appel. Ils demandaient si le préjudice subi par un sous-acquéreur de bonne foi, contraint de restituer un bien en vertu d’une décision de justice appliquant la nullité de droit des actes de spoliation prévue par l’ordonnance du 21 avril 1945, trouve sa cause directe dans l’application de cette ordonnance au point d’engager la responsabilité sans faute de l’État pour rupture d’égalité devant les charges publiques. La cour administrative d’appel de Paris a répondu par la négative. Elle a estimé qu’il n’existait pas de lien de causalité direct entre le préjudice allégué et l’application de l’ordonnance de 1945, la dépossession des requérants résultant en réalité de l’application par le juge judiciaire d’une nullité de vente constatée dès 1945. Si la cour écarte la responsabilité de l’État en s’appuyant sur une conception stricte du lien de causalité (I), sa décision confirme l’imperméabilité du régime des spoliations aux mécanismes de compensation classiques (II).
I. L’éviction du lien de causalité comme motif de rejet de la responsabilité de l’État
La cour fonde sa décision sur une analyse rigoureuse des conditions d’engagement de la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Elle rappelle d’abord l’autonomie du régime de restitution des biens spoliés (A), avant d’en déduire une rupture du lien de causalité direct entre le texte législatif et le dommage subi par les requérants (B).
A. Le rappel de l’autonomie du régime de restitution des biens spoliés
Le raisonnement des juges d’appel prend appui sur la nature spécifique des ordonnances relatives à la nullité des actes de spoliation. Ces textes, notamment ceux du 12 novembre 1943 et du 21 avril 1945, instaurent un régime dérogatoire au droit commun de la propriété et des contrats. L’article 1er de l’ordonnance de 1945 dispose que les victimes d’actes de disposition accomplis en conséquence de mesures exorbitantes du droit commun peuvent « en faire constater la nullité », précisant que « cette nullité est de droit ». Ce mécanisme a pour finalité de rétablir les propriétaires spoliés dans leurs droits, en effaçant rétroactivement les transferts de propriété intervenus durant la période de l’Occupation.
La rigueur de ce dispositif est renforcée par l’article 4 de la même ordonnance, qui dispose que « l’acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé ». Cette présomption irréfragable de mauvaise foi neutralise les mécanismes protecteurs traditionnellement attachés à la possession de bonne foi en matière mobilière. En l’espèce, la cour administrative d’appel ne fait que constater l’application de ce régime par les juridictions judiciaires, lesquelles ont ordonné la restitution du tableau aux ayants droit du propriétaire d’origine. Le système juridique de la spoliation est ainsi présenté comme un corpus de règles cohérent et autonome, dont la mise en œuvre par le juge judiciaire produit des effets propres.
B. La rupture du lien de causalité par l’intervention du juge judiciaire
C’est sur le terrain du lien de causalité que la cour administrative d’appel porte le cœur de son analyse pour écarter la responsabilité de l’État. Pour que la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques soit engagée, le préjudice doit découler directement de l’application de la loi. Or, la cour juge que tel n’est pas le cas en l’espèce. Elle relève que le préjudice des requérants ne naît pas de l’application qui leur est faite aujourd’hui de l’ordonnance de 1945, mais de l’exécution d’une décision de justice qui ne fait elle-même qu’appliquer une nullité déjà constatée des décennies plus tôt.
La juridiction souligne en effet qu’une ordonnance du président du Tribunal civil de la Seine avait, dès le 8 novembre 1945, « constaté la nullité de la vente des biens » du propriétaire spolié. Par conséquent, les difficultés ultérieures, y compris l’éviction des requérants, ne sont que la conséquence tardive de cette nullité originelle. La cour juge ainsi que certaines circonstances, comme une licence d’exportation délivrée en 1966, sont « sans lien avec l’application de l’ordonnance du 21 avril 1945 au titre de laquelle les requérants recherchent la responsabilité sans faute de l’Etat ». En d’autres termes, la cause directe du dommage n’est pas l’ordonnance elle-même, mais la série d’actes judiciaires qui en ont tiré les conséquences nécessaires. Cette dissociation entre la norme et le préjudice subi par les acquéreurs successifs suffit à rompre le lien de causalité. En écartant ainsi le lien de causalité, la cour administrative d’appel ferme la voie à une indemnisation par l’État, ce qui confirme la situation précaire du sous-acquéreur, même de bonne foi.
II. La confirmation d’une absence d’indemnisation du sous-acquéreur de bonne foi
En rejetant la demande indemnitaire, l’arrêt illustre la primauté absolue de la politique de réparation des spoliations sur la sécurité juridique des acquéreurs ultérieurs. Cette solution se manifeste par l’indifférence du juge à la bonne foi des requérants (A) et réaffirme la portée limitée de la responsabilité sans faute face à une loi de réparation historique (B).
A. L’indifférence de la bonne foi et des recours prescrits
La cour écarte les arguments des requérants tirés de leur bonne foi et de l’impossibilité d’exercer un recours contre leurs propres vendeurs. Elle juge ces circonstances « sans incidence sur la démonstration d’un tel lien de causalité ». Cette position, bien que rigoureuse, est juridiquement orthodoxe au regard du régime de la spoliation. La présomption de mauvaise foi instituée par l’ordonnance de 1945 a précisément pour objet de rendre inopérante la bonne foi de l’acquéreur successif dans le rapport entre ce dernier et le propriétaire spolié. La bonne foi ne peut donc être invoquée pour obtenir une indemnisation de l’État sur le fondement d’une loi qui la nie par principe.
De même, l’impossibilité pour les requérants d’agir en garantie d’éviction contre la société de vente aux enchères, en raison de la prescription de l’action, est considérée comme un aléa qui ne saurait être reporté sur la collectivité. La loi de 1945 elle-même orientait les acquéreurs évincés vers un recours contre leur vendeur. L’extinction de ce recours pour cause de prescription relève des relations de droit privé entre les acquéreurs et leurs auteurs, et non de la responsabilité de l’État législateur. La décision souligne ainsi que les risques inhérents au marché de l’art, notamment s’agissant d’œuvres à l’historique complexe, doivent être supportés par les acquéreurs.
B. La portée limitée de la responsabilité sans faute face à une loi de réparation
Cette décision s’inscrit dans une jurisprudence constante qui interprète strictement les conditions de la responsabilité sans faute de l’État du fait des lois. Ce régime, de création jurisprudentielle, suppose un préjudice anormal et spécial, mais surtout une causalité directe. L’arrêt commenté montre que cette responsabilité trouve difficilement à s’appliquer lorsque la loi en cause n’est pas une loi créant une charge nouvelle, mais une loi de « validation » ou de rétablissement d’un ordre juridique antérieur. L’ordonnance de 1945 n’a pas pour objet d’imposer une charge, mais de réparer une injustice historique en anéantissant des actes illégitimes.
La portée de cet arrêt, bien qu’il s’agisse d’une décision d’espèce, est donc de confirmer que le régime de responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques n’est pas un mécanisme subsidiaire destiné à pallier les rigueurs d’une autre branche du droit, fut-ce celle des restitutions. En refusant d’indemniser les acquéreurs évincés, la cour administrative d’appel réaffirme que la politique de restitution des biens spoliés constitue un impératif supérieur, dont les conséquences préjudiciables pour les tiers acquéreurs ne sauraient être assumées par la collectivité nationale sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait des lois. La solution laisse ainsi les acquéreurs de bonne foi démunis, cantonnés aux seules voies de recours, souvent hypothétiques, contre leurs propres vendeurs.