Cour d’appel administrative de Paris, le 14 janvier 2025, n°24PA00656

Par un arrêt en date du 14 janvier 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur la légalité d’un refus d’admission au séjour opposé à une ressortissante étrangère. En l’espèce, une ressortissante ivoirienne, entrée sur le territoire français en 2012 et y résidant depuis plus de dix ans, a sollicité la régularisation de sa situation administrative. Elle vit en France où résident également son frère et ses cinq sœurs, tous de nationalité française ou titulaires d’un titre de séjour, et n’a plus d’attaches familiales dans son pays d’origine, ses deux parents étant décédés. Elle est par ailleurs la mère d’un enfant né en 2019, dont le père, également étranger titulaire d’un titre de séjour, réside à une autre adresse. Cet enfant, qu’elle élève seule, souffre de troubles du spectre autistique nécessitant une prise en charge spécifique qui entrave la capacité de sa mère à occuper un emploi.

Saisie d’une demande d’admission exceptionnelle au séjour, l’autorité préfectorale a opposé un refus par un arrêté du 30 janvier 2023, assorti d’une obligation de quitter le territoire français. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de Melun, qui, par un jugement du 11 janvier 2024, a rejeté sa demande d’annulation. Elle a interjeté appel de cette décision, soutenant notamment que l’arrêté portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale. La question qui se posait à la cour administrative d’appel était donc de savoir si le refus d’accorder un titre de séjour à une personne justifiant d’une longue durée de présence en France, de liens familiaux solides et d’une situation de vulnérabilité particulière liée à l’état de santé de son enfant, constituait une ingérence excessive dans son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La cour administrative d’appel répond par l’affirmative, annulant le jugement de première instance ainsi que l’arrêté préfectoral. Elle juge que l’autorité préfectorale a méconnu les stipulations de l’article 8 de la Convention précitée. Pour ce faire, les juges du fond estiment qu’au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la requérante établit que « le centre de ses intérêts personnels et familiaux se trouve en France », rendant l’ingérence de l’administration disproportionnée.

La cour, par cet arrêt, rappelle les critères d’appréciation du droit au respect de la vie privée et familiale dans le contentieux du séjour des étrangers (I), tout en tirant les conséquences de sa décision par une injonction particulièrement protectrice des droits de l’administrée (II).

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I. Une appréciation concrète du droit au respect de la vie privée et familiale

La cour administrative d’appel fonde sa décision sur une analyse détaillée de la situation personnelle et familiale de la requérante, en examinant d’une part la solidité de son intégration en France (A) et en tenant compte, d’autre part, de la vulnérabilité spécifique de la cellule familiale (B).

A. La consécration du centre des intérêts privés et familiaux en France

La juridiction d’appel met en œuvre la méthode classique du faisceau d’indices pour déterminer si le refus de séjour porte une atteinte excessive au droit protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle relève plusieurs éléments convergents qui attestent de l’ancrage durable de l’intéressée sur le territoire français. La cour prend en considération « une présence ancienne sur le territoire français », débutée à l’âge de vingt-et-un ans et s’étendant sur « plus de dix ans avant l’arrêté contesté ». Cette longue durée de séjour constitue un facteur essentiel dans l’appréciation de l’intensité des liens tissés en France.

De surcroît, la cour souligne la densité des liens familiaux de la requérante. Elle note que « son frère et ses cinq sœurs, tous ressortissants français ou titulaires d’un titre de séjour, vivent en France ». Cette présence de l’ensemble de sa fratrie proche sur le territoire national, combinée à l’« absence de liens conservés dans son pays d’origine » en raison du décès de ses deux parents, démontre un déplacement durable du centre de sa vie familiale. La conclusion de la cour est sans équivoque : au regard de ces éléments, la requérante « doit être regardée, dans les circonstances particulières de l’espèce, comme établissant que le centre de ses intérêts personnels et familiaux se trouve en France ». Cette qualification est déterminante, car elle constitue le pivot du raisonnement qui conduira à la censure de la décision administrative.

B. La prise en compte de la vulnérabilité particulière de la cellule familiale

Au-delà de l’ancrage territorial et familial, la cour procède à une analyse fine de la situation de la requérante en tant que mère. Elle accorde une importance significative au fait qu’elle est la mère d’un enfant né en France et qu’elle « l’élève donc seule ». L’isolement parental est ainsi un facteur aggravant la précarité de sa situation. Cet élément est lui-même renforcé par l’état de santé de l’enfant, lequel « souffre de troubles du spectre autistique nécessitant une prise en charge en hôpital de jour et n’est que partiellement scolarisé ».

La cour opère un lien de causalité direct entre cette situation et les difficultés d’insertion professionnelle de la mère, soulignant que ce contexte particulier entrave « la possibilité pour Mme A… d’exercer une activité professionnelle ». En intégrant ces considérations d’ordre médical et social dans son contrôle, la juridiction administrative ne se limite pas à un examen abstrait des liens de la requérante avec la France. Elle apprécie la réalité concrète et la fragilité de la cellule familiale, reconnaissant implicitement que l’éloignement de la mère porterait une atteinte d’une gravité particulière non seulement à cette dernière, mais aussi à l’intérêt supérieur de son enfant, qui dépend entièrement d’elle pour sa prise en charge.

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L’analyse approfondie de la situation de la requérante conduit la cour à censurer la décision administrative, une sanction qu’elle assortit de conséquences juridiques directes et contraignantes pour l’administration.

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II. La sanction d’une ingérence disproportionnée et ses conséquences impératives

En annulant la décision préfectorale, la cour sanctionne une erreur manifeste d’appréciation au regard des exigences de l’article 8 de la Convention européenne (A). Elle va plus loin en ordonnant directement la délivrance d’un titre de séjour, affirmant ainsi la plénitude de son office de juge du plein contentieux (B).

A. La censure d’une erreur manifeste d’appréciation de l’administration

La cour juge que la préfète a commis une erreur en estimant que le refus de séjour ne portait pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale de l’intéressée. En déclarant que la requérante « est, par suite, fondée à soutenir qu’en prenant l’arrêté contesté, la préfète du Val-de-Marne a méconnu les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », la juridiction administrative substitue sa propre balance des intérêts à celle de l’administration. Elle oppose les puissants liens personnels et familiaux de l’intéressée en France aux motifs d’ordre public qui justifieraient son éloignement.

Cette censure rappelle que le pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière d’admission au séjour n’est pas absolu et demeure soumis à un contrôle juridictionnel rigoureux, particulièrement lorsqu’un droit fondamental est en jeu. Le juge administratif vérifie que l’ingérence dans ce droit est non seulement prévue par la loi, mais également nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi. En l’espèce, la cour estime que le poids des circonstances personnelles et familiales l’emportait manifestement sur les objectifs de maîtrise des flux migratoires, rendant la décision de refus illégale.

B. La prescription d’une injonction de délivrance de titre de séjour

La portée de cet arrêt réside également dans les conséquences que la cour tire de l’annulation prononcée. Elle ne se contente pas d’annuler l’arrêté et de renvoyer l’affaire devant l’administration pour un nouvel examen. Faisant usage des pouvoirs qu’elle détient au titre de l’article L. 911-1 du code de justice administrative, elle juge que « le présent arrêt implique nécessairement que l’autorité administrative délivre à Mme A… un titre de séjour ». Elle ne laisse ainsi aucune marge d’appréciation à l’autorité préfectorale quant à la décision à prendre.

Plus encore, la cour précise la nature du titre à délivrer, en enjoignant à la préfète « de délivrer à Mme A… une carte de séjour temporaire portant la mention vie privée et familiale, dans un délai de deux mois ». Cette injonction particulièrement précise témoigne de la volonté du juge de garantir l’effectivité de sa décision et de mettre fin rapidement à la précarité juridique de l’intéressée. Une telle mesure, bien que prévue par les textes, n’est pas systématique et révèle que la cour a estimé qu’aucune autre solution que la régularisation n’était légalement possible au vu du dossier. L’arrêt illustre ainsi la capacité du juge administratif à imposer une solution substantielle à l’administration lorsque la protection d’un droit fondamental l’exige.

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Hassan KOHEN
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