Cour d’appel administrative de Paris, le 17 juillet 2025, n°24PA02918

Par un arrêt en date du 17 juillet 2025, la Cour administrative d’appel de Paris s’est prononcée sur la question de l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des préjudices subis par une société concessionnaire d’autoroutes lors du mouvement social dit des « gilets jaunes ». En l’espèce, une société concessionnaire avait saisi le tribunal administratif de Paris d’une demande tendant à l’indemnisation des dommages matériels et des pertes de recettes occasionnés par ces événements. Sa demande reposait sur deux fondements : la responsabilité contractuelle de l’État et la responsabilité sans faute du fait des attroupements et rassemblements. Le tribunal administratif, par un jugement du 30 avril 2024, a transmis les conclusions relevant de la responsabilité sans faute aux juridictions territorialement compétentes et a rejeté le surplus de la demande fondé sur la responsabilité contractuelle. La société a interjeté appel de ce jugement, réitérant ses prétentions sur les deux fondements de responsabilité. La question soumise à la Cour administrative d’appel portait d’une part sur la recevabilité des conclusions en appel qui n’avaient pas été tranchées en première instance, et d’autre part sur les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle de l’État concédant. La Cour a jugé irrecevables les conclusions relatives à la responsabilité sans faute et a rejeté l’appel pour le surplus, confirmant que la responsabilité contractuelle de l’État n’était pas engagée faute de bouleversement de l’économie du contrat. Cette décision conduit à examiner la portée de la saisine du juge d’appel (I), avant d’analyser l’appréciation stricte des conditions de la responsabilité contractuelle (II).

I. La portée circonscrite de la saisine du juge d’appel

La Cour administrative d’appel rappelle avec fermeté que le périmètre de sa saisine est strictement délimité par la décision des premiers juges. Cette rigueur procédurale conduit à l’irrecevabilité d’une partie des conclusions de la société requérante (A), illustrant une application orthodoxe des règles régissant l’effet dévolutif de l’appel (B).

A. L’exclusion des conclusions non jugées en première instance

Le juge d’appel a d’emblée délimité le cadre du litige dont il était valablement saisi. Il constate que le tribunal administratif de Paris, en transmettant les demandes fondées sur l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure à d’autres juridictions, s’en était dessaisi. Par conséquent, les premiers juges n’ont statué que sur la responsabilité contractuelle. La Cour en déduit logiquement qu’elle ne « peut être regardé comme ayant rejeté, même implicitement, les conclusions de la société requérante présentées sur le fondement de la responsabilité sans faute de l’Etat ». Cette analyse empêche la société de présenter pour la première fois en appel une demande d’indemnisation sur ce terrain. La Cour écarte ainsi une part substantielle du litige, non pour des motifs de fond, mais en raison d’une règle de compétence procédurale. Le raisonnement est implacable et met en lumière l’importance de la structuration des instances contentieuses.

B. La réaffirmation du principe de l’effet dévolutif de l’appel

La solution retenue constitue une application rigoureuse du principe selon lequel l’appel ne défère au juge que la connaissance des points du litige qui ont été jugés par ses prédécesseurs. En l’espèce, le tribunal administratif n’ayant pas rejeté les conclusions relatives à la responsabilité sans faute mais les ayant simplement transmises, il n’existait pas de jugement sur ce point susceptible d’être contesté en appel. La Cour administrative d’appel ne pouvait donc ni annuler, ni réformer une décision inexistante sur ce chef de demande. Cette position, juridiquement incontestable, a pour effet de contraindre le justiciable à suivre les voies de recours propres à chaque instance et à chaque litige. Elle prévient toute tentative de contourner la répartition des compétences entre les juridictions administratives et assure ainsi une bonne administration de la justice. La portée de cette décision est avant tout pédagogique, rappelant aux parties qu’elles ne sauraient utiliser la voie de l’appel pour réintroduire une question qui a déjà été orientée vers une autre instance.

II. Le rejet de la responsabilité contractuelle de l’État

Une fois le périmètre du litige défini, la Cour examine au fond le seul moyen de responsabilité recevable. Elle rejette la demande indemnitaire en se fondant sur l’absence de bouleversement de l’économie du contrat (A), procédant à une appréciation souveraine de l’équilibre financier de la concession (B).

A. La condition du bouleversement de l’équilibre économique du contrat

La Cour examine les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle de l’État, notamment au titre du fait du prince. Elle admet, à titre d’hypothèse, que les mesures prises par l’autorité publique, telles que l’abstention des forces de l’ordre ou les arrêtés de fermeture, pourraient présenter un caractère imprévisible. Cependant, elle rappelle que de tels agissements « ne seraient de nature à engager la responsabilité de l’Etat qu’à la condition qu’ils aient eu pour effet de modifier l’équilibre économique du contrat de concession ». La Cour réaffirme ainsi une jurisprudence constante qui subordonne le droit à indemnité du cocontractant de l’administration non pas à la simple existence d’un préjudice, mais à une atteinte d’une gravité suffisante portant sur les fondements financiers du contrat. Cette exigence d’un véritable bouleversement économique constitue une protection pour la personne publique, qui n’est pas tenue de garantir son partenaire contre tous les aléas de l’exécution du contrat.

B. L’appréciation concrète de l’absence d’atteinte à l’équilibre financier

Afin d’évaluer l’impact des perturbations sur le contrat, la Cour se livre à une analyse factuelle détaillée de la situation financière de la société concessionnaire. Elle s’appuie sur les données objectives des rapports de l’autorité de régulation des transports, qui révèlent une augmentation des recettes de péage et du résultat net de la société durant la période litigieuse par rapport à l’exercice antérieur. Face à ces éléments, la Cour considère que la société ne démontre pas que les pertes subies « auraient eu pour effet de modifier l’équilibre économique de sa concession, pris sur l’ensemble de sa durée ». De plus, le caractère ponctuel des troubles et des mesures de fermeture a été jugé insuffisant pour remettre en cause la poursuite de l’exploitation. En conséquence, l’incidence des perturbations sur l’économie générale du contrat n’a pas été jugée significative. Cette approche pragmatique, fondée sur une appréciation globale et pluriannuelle de la rentabilité de la concession, confirme que la théorie de l’imprévision ou du fait du prince ne vise pas à compenser des pertes d’exploitation temporaires mais à sauvegarder la viabilité même du contrat administratif.

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