Par une décision en date du 18 juillet 2025, une cour administrative d’appel a précisé les contours de l’obligation de vigilance incombant aux entreprises de transport aérien en matière de contrôle des documents de voyage. En l’espèce, une compagnie aérienne s’est vu infliger une amende administrative de 10 000 euros par le ministre de l’intérieur pour avoir débarqué sur le territoire national un passager en provenance d’un État non-membre de l’espace Schengen, muni d’un passeport contrefait. La société de transport a saisi le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’annulation de cette sanction, mais sa demande fut rejetée par un jugement du 5 décembre 2023. La compagnie a alors interjeté appel de ce jugement, contestant la régularité de la procédure et le caractère manifeste de la falsification du document de voyage. Elle soutenait notamment que le procès-verbal de constatation manquait de force probante, qu’elle n’avait pu consulter le document original, et que l’irrégularité n’était pas décelable à l’œil nu par son personnel. Le problème de droit soumis à la cour consistait à déterminer si une seule irrégularité aisément décelable suffisait à caractériser un manquement de la compagnie à son obligation de contrôle, et si les garanties procédurales avaient été respectées. La cour administrative d’appel a rejeté la requête, confirmant ainsi la sanction. Elle a estimé qu’une des anomalies du passeport, liée aux perforations du document, « présentait un caractère manifeste et était aisément décelable à l’œil nu par le personnel d’embarquement », justifiant à elle seule la décision du ministre, et ce, indépendamment des autres irrégularités ou des vices de procédure allégués.
L’arrêt réaffirme avec fermeté l’étendue des obligations pesant sur les transporteurs aériens, agissant comme un premier filtre dans le contrôle des flux migratoires. Il convient ainsi d’analyser la portée de l’obligation de vigilance imposée au transporteur (I), avant d’étudier la manière dont le juge apprécie la validité des moyens de preuve et le respect des garanties procédurales (II).
I. La consolidation d’une obligation de vigilance étendue pour le transporteur aérien
La décision commentée s’inscrit dans une jurisprudence constante qui impose aux compagnies de transport une responsabilité significative dans le contrôle des documents de leurs passagers. Cette responsabilité se manifeste par une obligation de déceler les irrégularités apparentes des titres de voyage (A) dont l’application concrète par le juge révèle une approche pragmatique mais rigoureuse (B).
A. Le principe d’une détection des irrégularités manifestes
Aux termes des articles L. 821-6 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, une amende administrative peut être infligée à une entreprise de transport qui débarque en France un passager démuni des documents requis. L’article L. 821-8 du même code prévoit toutefois une exonération lorsque le transporteur « établit que les documents requis lui ont été présentés au moment de l’embarquement et qu’ils ne comportaient pas d’élément d’irrégularité manifeste ». La présente décision rappelle la portée de cette obligation, qui ne confère pas au transporteur un pouvoir de police, mais lui impose de « vérifier que l’étranger est muni des documents de voyage et des visas éventuellement requis et que ceux-ci ne comportent pas d’éléments d’irrégularité manifeste, décelables par un examen normalement attentif des agents de l’entreprise de transport ».
Cette exigence place les agents d’embarquement dans une position délicate, où ils doivent exercer une vigilance accrue sans pour autant disposer des compétences et des outils des services de police spécialisés. Le caractère « manifeste » de l’irrégularité constitue la clé de voûte du dispositif, impliquant une anomalie qui ne saurait échapper à un examen standard et diligent. La jurisprudence administrative tend à interpréter cette notion de manière stricte pour les transporteurs, considérant qu’une formation adéquate de leur personnel doit leur permettre d’identifier les falsifications les plus courantes.
B. L’appréciation d’un seul critère suffisant à caractériser le manquement
Dans cette affaire, la cour administrative d’appel illustre la méthode d’analyse retenue par le juge pour évaluer le caractère manifeste de la fraude. Le ministre de l’intérieur avait relevé plusieurs anomalies, notamment un fond d’impression de mauvaise qualité et une numérotation suspecte. La compagnie aérienne contestait la capacité de son personnel à identifier ces défauts sans matériel spécialisé. La cour écarte ce débat en se concentrant sur un seul élément jugé décisif.
Elle retient en effet que « l’irrégularité liée à ce que les perforations du passeport ont été faites « à l’aiguille », caractérisées par des trous trop petits et irréguliers par rapport à la perforation authentique, présentait un caractère manifeste et était aisément décelable à l’œil nu ». Par une substitution de motifs implicite, le juge considère que même si les autres anomalies n’étaient pas manifestes, celle-ci suffisait à fonder la sanction. Cette approche pragmatique démontre qu’une unique faille évidente dans le contrôle suffit à engager la responsabilité du transporteur. Il n’est donc pas nécessaire que l’ensemble des indices de falsification soient détectables pour que le manquement soit constitué, ce qui renforce la sévérité de l’obligation de vigilance.
Cette application stricte du critère de l’irrégularité manifeste se double d’une appréciation restrictive des garanties procédurales que la compagnie de transport pensait pouvoir invoquer pour sa défense.
II. Une conception limitée des garanties procédurales offertes au transporteur
Face à la sanction, la compagnie aérienne a tenté de soulever plusieurs vices de procédure, arguant que son droit à une défense pleine et entière avait été entravé. La cour administrative d’appel a cependant écarté ces arguments, montrant que les garanties procédurales sont appréciées au regard de leur impact concret sur la capacité du transporteur à se défendre (A), confirmant ainsi un niveau d’exigence probatoire élevé pour ce dernier (B).
A. La neutralisation des vices de procédure soulevés
La requérante invoquait en premier lieu l’irrégularité du procès-verbal de constatation, dressé deux jours après les faits, ce qui, selon elle, ne garantissait pas que son auteur avait personnellement constaté l’infraction. La cour rejette ce moyen en affirmant que cette seule circonstance « n’est, en tout état de cause, pas de nature à révéler qu’il n’aurait pas été rédigé par l’agent ayant constaté le manquement ». Le juge refuse ainsi de présumer une irrégularité sur la seule base d’un bref délai de rédaction, faisant peser sur la compagnie la charge de prouver un défaut substantiel.
En second lieu, la compagnie déplorait de ne pas avoir eu accès à l’original du passeport falsifié durant la procédure contradictoire. La cour estime cependant que cette absence « n’a pas privé la société Air France de la possibilité de faire valoir utilement ses observations ». Elle justifie cette position par le fait que l’anomalie déterminante, relative aux perforations, était suffisamment visible sur la copie du document. Cette approche s’inscrit dans la jurisprudence selon laquelle un vice de procédure n’entraîne l’annulation d’une décision administrative que s’il est prouvé qu’il a lésé les intérêts de la partie qui l’invoque.
B. La confirmation d’un standard de preuve exigeant pour le transporteur
En définitive, cet arrêt confirme que le régime de responsabilité des transporteurs aériens est particulièrement rigoureux. Le juge, exerçant un contrôle de pleine juridiction, ne se contente pas de vérifier la légalité externe de la sanction. Il apprécie l’ensemble des faits de l’espèce et le bien-fondé de l’amende. Or, en l’occurrence, non seulement la cour valide le principe de la sanction, mais elle confirme également son montant maximal de 10 000 euros, notant « l’absence de circonstances particulières » qui auraient pu justifier une modération.
Cette décision rappelle que l’obligation de vigilance est appréciée de manière objective. Peu importe que le personnel ait été, en pratique, trompé par un document globalement bien imité. Si un seul élément objectivement décelable à l’œil nu existait, le manquement est constitué. La solution renforce le rôle des compagnies aériennes comme auxiliaires de l’État dans la maîtrise des frontières, en les incitant, par une pression financière, à investir continuellement dans la formation de leurs agents pour la détection des fraudes documentaires. La marge d’appréciation laissée au personnel d’embarquement apparaît ainsi de plus en plus étroite.