Cour d’appel administrative de Paris, le 27 mars 2025, n°24PA00162

Par un arrêt en date du 27 mars 2025, la cour administrative d’appel de Paris, statuant sur renvoi du Conseil d’État, s’est prononcée sur les modalités de déduction des frais généraux d’un établissement stable situé en Nouvelle-Calédonie.

En l’espèce, une société d’assurance dont le siège est en France métropolitaine a fait l’objet d’un redressement fiscal en Nouvelle-Calédonie pour les exercices 2015 et 2016. L’administration locale a remis en cause la déductibilité d’une part substantielle des frais généraux imputés par le siège à son établissement stable calédonien, en application d’une disposition du code des impôts local plafonnant cette déduction. La société a contesté ces rehaussements, arguant que les frais étaient économiquement justifiés et que leur limitation était contraire à une convention fiscale. Le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, par un jugement du 28 mai 2020, n’a que très partiellement fait droit à sa demande. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Paris a confirmé cette analyse par un arrêt du 26 janvier 2022, lequel a été annulé par une décision du Conseil d’État du 29 décembre 2023 pour une partie des impositions contestées, entraînant le renvoi de l’affaire devant la même cour. La question de droit soumise à la cour était de déterminer la nature et l’étendue de la preuve qu’une entreprise doit apporter pour justifier la déduction de frais généraux excédant le plafond légal, et si ce mécanisme probatoire est compatible avec les stipulations de la convention fiscale franco-calédonienne.

À cette question, la cour administrative d’appel répond par la négative, en jugeant que la société n’a pas apporté la preuve requise pour renverser la présomption de transfert de bénéfices. Elle estime que les éléments fournis sont insuffisants pour démontrer l’existence de contreparties équivalentes aux sommes imputées, et que le dispositif légal ainsi interprété n’est pas incompatible avec la convention fiscale.

La cour confirme ainsi l’application d’un régime probatoire particulièrement exigeant pour la déduction des frais de siège (I), tout en écartant l’invocation de la convention fiscale comme un moyen de contourner ces exigences (II).

I. La consolidation d’un régime probatoire dérogatoire pour la déduction des frais de siège

La décision commentée s’inscrit dans le cadre d’un dispositif fiscal spécifique visant à limiter la déduction des frais généraux imputés par un siège étranger. La cour rappelle d’abord la nature de ce mécanisme, qui s’analyse en une présomption simple de transfert de bénéfices (A), avant de préciser le degré de justification requis pour la renverser, qui se révèle en pratique très élevé (B).

A. Le rappel du principe d’une présomption simple de transfert de bénéfices

La cour fonde son raisonnement sur les dispositions du V de l’article 21 du code des impôts de Nouvelle-Calédonie, qui limitent la déduction des frais généraux de siège à 5 % du montant des services extérieurs. Elle prend soin de combiner cette lecture avec la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 janvier 2020. Il en résulte que ce plafond n’est pas absolu, mais institue une présomption de transfert indirect de bénéfices pour la part des frais excédant le seuil.

Cette approche permet de concilier la volonté du législateur local de lutter contre l’évasion fiscale et le respect des principes constitutionnels. La charge de la preuve est ainsi clairement placée sur le contribuable, qui doit démontrer la réalité et la contrepartie des frais imputés. La cour énonce que le contribuable « est autorisé à apporter la preuve que la part de frais généraux imputés (…) ne correspond pas à un transfert indirect de bénéfices ». Cette formule consacre le caractère réfragable de la présomption, mais elle souligne également que c’est bien à l’entreprise de fournir les éléments probants.

B. L’exigence d’une justification précise par une comptabilité analytique

L’apport principal de l’arrêt réside dans l’appréciation concrète des preuves fournies par la société requérante. Celle-ci avait produit une documentation prix de transfert, utilisant une méthode de partage des bénéfices pour justifier les coûts liés à diverses fonctions mutualisées par le siège. La cour juge cependant ces éléments insuffisants. Elle reproche à la société de ne pas justifier avec suffisamment de détail les calculs ayant mené à la détermination des charges mutualisées.

Surtout, la cour exige une démonstration plus fine, qui ne peut être apportée que « par la production de données probantes d’une comptabilité analytique ». Cette justification doit permettre d’établir que les clés de répartition utilisées tiennent compte des « besoins effectifs » de l’établissement stable, de son « profil d’activité » et de sa « spécificité géographique ». En rejetant une justification fondée sur une méthode globale de prix de transfert, la cour impose un standard de preuve particulièrement rigoureux, qui s’attache à la réalité micro-économique de l’établissement plutôt qu’à la logique globale du groupe. Faute d’une telle preuve, les sommes sont considérées comme un transfert de bénéfices.

L’application de ce régime probatoire strict soulevait la question de sa compatibilité avec le droit conventionnel, argument que la cour examine dans un second temps.

II. La neutralisation de la norme conventionnelle face aux exigences probatoires du droit interne

La société soutenait que le plafonnement de la déduction de ses frais, même aménagé, contrevenait aux stipulations de la convention fiscale bilatérale. La cour écarte cet argument en se fondant sur la portée de la réserve d’interprétation constitutionnelle (A), ce qui a des conséquences directes sur les obligations des entreprises internationales opérant sur le territoire (B).

A. La primauté de l’interprétation constitutionnelle sur l’argument conventionnel

La requérante invoquait l’article 7 de la convention fiscale, qui stipule que pour déterminer les bénéfices d’un établissement stable, « sont admises en déduction les dépenses exposées aux fins poursuivies par cet établissement stable, y compris les dépenses de direction et les frais généraux d’administration ». Ces stipulations semblent garantir une déduction intégrale des frais justifiés. Cependant, la cour considère que le dispositif de droit interne, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel, ne méconnaît pas ces stipulations.

Le raisonnement est subtil : puisque la loi interne, grâce à la réserve d’interprétation, permet au contribuable de prouver que les frais excédant le plafond sont réels et justifiés, elle ne met pas en place une interdiction de déduction. Le droit interne ne fait qu’organiser les modalités de la preuve. Dès lors, selon la cour, il n’y a pas de contradiction frontale avec la norme conventionnelle. Le dispositif est analysé non comme une règle de fond interdisant la déduction, mais comme une règle de procédure probatoire. Cette analyse permet de maintenir l’application de la loi locale tout en affirmant respecter la convention.

B. Les incidences sur la gestion des entreprises internationales

Cette décision a une portée pratique significative pour les entreprises ayant un siège hors de Nouvelle-Calédonie et y opérant via un établissement stable. Elle confirme qu’une documentation de prix de transfert, même élaborée selon les standards de l’OCDE, peut être jugée insuffisante pour satisfaire aux exigences du droit fiscal local. Les entreprises ne peuvent se contenter de clés de répartition globales ou de méthodes de partage de bénéfices appliquées uniformément à l’ensemble de leurs filiales ou succursales.

L’arrêt impose la tenue d’une comptabilité analytique suffisamment détaillée pour isoler les coûts spécifiquement attribuables à l’établissement calédonien et pour démontrer que leur imputation correspond à un besoin réel et proportionné de cet établissement. Cette exigence alourdit considérablement les obligations déclaratives et documentaires. Elle contraint les groupes à adapter leur politique de répartition des frais de siège aux spécificités de la législation calédonienne, sous peine de voir la déductibilité de ces charges systématiquement remise en cause au-delà du seuil de 5 %.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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