Par un arrêt en date du 30 avril 2025, la cour administrative d’appel de Paris, statuant sur renvoi après cassation du Conseil d’État, s’est prononcée sur les conditions d’application du régime de la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire. En l’espèce, une société spécialisée dans le commerce d’objets d’art s’est vu notifier des rappels de taxe au motif qu’elle avait indûment appliqué ce régime dérogatoire à des reventes de biens acquis auprès d’un autre assujetti-revendeur établi dans un autre État membre.
La procédure a débuté par une demande de décharge formulée par la société devant le tribunal administratif de Paris, qui l’a rejetée par un jugement du 14 décembre 2020. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Paris a confirmé ce jugement par un premier arrêt du 1er juin 2022. Toutefois, par une décision du 12 décembre 2023, le Conseil d’État a annulé cet arrêt et a renvoyé l’affaire devant la même cour. La société requérante soutenait pouvoir bénéficier du régime de la marge, quand bien même les factures de son fournisseur ne comportaient pas la mention obligatoire attestant de l’application de ce régime à la transaction initiale. L’administration fiscale, quant à elle, estimait que le défaut de cette mention formelle faisait obstacle à l’application du régime pour les reventes ultérieures.
Il était ainsi demandé à la cour de déterminer si l’absence, sur les factures d’un fournisseur, des mentions obligatoires relatives à l’application du régime de la marge fait-elle irrémédiablement obstacle à ce que l’assujetti-revendeur acquéreur puisse lui-même bénéficier de ce régime pour la revente, ou si la preuve des conditions de fond peut être rapportée par d’autres moyens.
À cette question, la cour administrative d’appel répond que la seule absence des mentions sur facture ne prive pas le revendeur du bénéfice du régime, à la condition cependant que celui-ci rapporte la preuve, par des éléments précis et concordants, que son propre fournisseur a effectivement soumis la transaction initiale à la taxation sur la marge. La cour consacre ainsi la primauté des conditions de fond sur les exigences formelles, tout en délimitant rigoureusement la portée probante des éléments produits par le contribuable.
I. La consécration de la primauté des conditions de fond sur le formalisme facturier
La cour administrative d’appel rappelle que le bénéfice du régime de la marge est subordonné à des conditions de fond issues du droit de l’Union européenne, dont la preuve peut être apportée par le contribuable même en l’absence de facture parfaite.
A. La réaffirmation d’un principe guidé par le droit de l’Union européenne
Le régime de la taxe sur la marge, prévu à l’article 297 A du code général des impôts, constitue une dérogation au droit commun de la taxe sur la valeur ajoutée, qui vise à éviter une double imposition pour certains biens d’occasion, d’art ou de collection. Il transpose les dispositions de la directive du 28 novembre 2006, qui conditionne son application au fait que le bien a été acquis auprès d’une personne n’ayant pas facturé de taxe, notamment un autre assujetti-revendeur ayant lui-même appliqué ce régime. Pour en attester, la réglementation impose en principe une mention spécifique sur la facture.
Dans sa décision, la cour énonce un principe clair en affirmant que « la circonstance qu’un assujetti revendeur, qui a acquis des biens auprès d’un autre assujetti revendeur, ne dispose pas d’une facture d’achat comportant les mentions obligatoires prévues (…) ne fait pas obstacle à ce qu’il puisse faire application, lors de la revente de ces biens, du régime particulier de la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire s’il établit que les conditions de fond prévues (…) sont satisfaites ». Ce faisant, elle distingue la règle de forme, que constitue la mention sur facture, de la condition de fond, à savoir l’application effective du régime de la marge par le fournisseur initial. La solution s’inscrit dans une logique de substance sur la forme, où la réalité économique et fiscale d’une transaction prime sur la seule apparence documentaire.
B. L’indifférence du défaut de mention sur la facture d’achat
En appliquant ce principe au litige qui lui est soumis, le juge d’appel en tire la conséquence directe que l’absence de mention sur les factures émises par le fournisseur établi en République tchèque n’est pas, en soi, rédhibitoire pour la société requérante. La mention sur facture est ainsi analysée non comme une condition d’existence du droit, mais comme un simple moyen de preuve privilégié. Son absence a pour effet de faire peser la charge de la preuve sur l’assujetti-revendeur qui souhaite bénéficier du régime, mais ne le prive pas de la possibilité de démontrer par d’autres moyens que les conditions substantielles sont bien réunies.
Cette approche pragmatique permet de ne pas pénaliser un opérateur économique pour la négligence ou l’erreur commise par son partenaire commercial, à condition qu’il soit en mesure de reconstituer la chaîne de taxation. Elle contraint l’administration à ne pas se limiter à un contrôle purement formel et à examiner l’ensemble des pièces produites par le contribuable pour apprécier la réalité du traitement fiscal des opérations en amont. Si le principe ainsi posé est favorable au contribuable, sa mise en œuvre demeure cependant exigeante, la charge de la preuve reposant entièrement sur lui.
II. Une mise en œuvre rigoureuse subordonnée à la charge de la preuve
La cour, après avoir posé le principe de la primauté du fond sur la forme, procède à une analyse concrète et détaillée des éléments de preuve apportés par la société requérante, ce qui la conduit à une solution différenciée selon les périodes considérées.
A. L’appréciation souveraine des éléments probants par le juge de l’impôt
Le juge se livre à un examen minutieux de la valeur probante des documents fournis par la société. Il écarte ainsi les pièces jugées trop générales pour être opérantes. Par exemple, il considère qu’une « attestation, générale, ne permet pas d’établir l’application du régime de la taxe sur la marge à l’ensemble des opérations de vente à l’origine des rectifications ». De même, le fait que le fournisseur n’ait déclaré aucune taxe déductible sur la période est jugé insuffisant à lui seul pour prouver l’application du régime de la marge à chaque transaction litigieuse.
Cette appréciation souveraine démontre que le juge attend une preuve circonstanciée, c’est-à-dire directement corrélée à chaque opération de revente pour laquelle le bénéfice du régime est revendiqué. La simple vraisemblance ou la production de documents généraux ne suffit pas à renverser la présomption de non-éligibilité née de l’absence de facture conforme. Le contribuable doit donc rassembler un faisceau d’indices précis et concordants permettant de retracer le traitement fiscal de chaque bien concerné.
B. Une solution distributive fondée sur une analyse factuelle détaillée
L’analyse de la cour aboutit à une solution distributive. Pour les exercices 2014 et 2015, elle estime que la société requérante a apporté la preuve requise pour tout ou partie des opérations. Elle s’appuie sur la production combinée des factures d’achat, des déclarations de taxe du fournisseur tchèque et de documents comptables détaillant chaque transaction. La conjonction de ces éléments a permis de convaincre le juge que les conditions de fond étaient remplies pour les opérations ainsi documentées, justifiant une décharge partielle ou totale des impositions.
En revanche, pour l’exercice 2016, la cour constate que les pièces produites « ne permettent pas de justifier l’application, par la société [fournisseur], du régime particulier de la taxe sur la marge », car les factures ne correspondent pas aux opérations redressées et les documents comptables sont lacunaires. Cette absence de preuve conduit logiquement au maintien des rappels de taxe pour cette période. La décision illustre ainsi parfaitement que le droit au régime de la marge, une fois le principe de la preuve libre admis, se gagne ou se perd opération par opération, au gré de la capacité du contribuable à fournir une documentation exhaustive et pertinente.