Par un arrêt en date du 31 décembre 2024, la Cour administrative d’appel de Paris s’est prononcée sur la légalité d’une obligation de quitter le territoire français prise à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière, au regard de sa situation personnelle et d’un fait ponctuel de violence.
En l’espèce, un ressortissant comorien, entré en France à l’âge de treize ans en 2007, y avait depuis lors continuellement résidé. Il y fut scolarisé, obtint un diplôme professionnel et exerça une activité salariée durant plusieurs années. À la date de la décision contestée, ses parents résidaient régulièrement sur le territoire national. Après l’expiration de son dernier titre de séjour en octobre 2020, il fit l’objet, le 31 janvier 2024, d’un arrêté du préfet de police l’obligeant à quitter le territoire français sans délai, assorti d’une interdiction de retour de trente-six mois. Cette décision était initialement fondée sur le refus de délivrance d’un titre de séjour opposé à l’intéressé en 2021.
Saisi par l’étranger, le Tribunal administratif de Paris a annulé ces arrêtés par un jugement du 13 février 2024, retenant une erreur manifeste d’appréciation des conséquences de la mesure d’éloignement sur sa situation personnelle. Le préfet de police a interjeté appel de ce jugement, soutenant la validité de sa décision et invoquant, pour la première fois en appel, que la présence de l’intéressé constituait une menace pour l’ordre public en raison de faits de violence commis deux jours avant l’édiction de l’arrêté. L’intimé a conclu au rejet de la requête et sollicité diverses injonctions.
Il appartenait donc à la cour de déterminer, d’une part, si la mesure d’éloignement était entachée d’une erreur manifeste d’appréciation au regard de l’ancienneté et de la stabilité du séjour de l’étranger en France. D’autre part, elle devait examiner si les faits de violence isolés reprochés à l’intéressé pouvaient légalement justifier la décision sur le fondement d’une menace à l’ordre public, dans le cadre d’une substitution de motifs demandée par l’administration.
La Cour administrative d’appel rejette la requête du préfet de police. Elle confirme l’analyse du premier juge selon laquelle l’obligation de quitter le territoire est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation, estimant que « le centre de ses intérêts personnels et familiaux est situé en France depuis près de dix-sept ans à la date de l’arrêté attaqué et qu’il y a vécu l’essentiel de sa vie ». En outre, elle écarte la substitution de motifs proposée par le préfet, jugeant que les faits de violence, bien que « regrettables », sont « isolés » et « ne peuvent être regardés comme caractérisant, en l’espèce, l’existence d’une menace pour l’ordre public ».
La cour confirme ainsi l’annulation de la mesure d’éloignement en opérant un contrôle approfondi de l’appréciation de la situation personnelle de l’étranger (I), tout en encadrant strictement la notion de menace à l’ordre public invoquée par l’administration (II).
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I. La consolidation de la protection de la vie privée et familiale face à une mesure d’éloignement
La Cour administrative d’appel, en confirmant le jugement de première instance, réaffirme sa volonté d’exercer un contrôle entier sur l’appréciation par l’administration des situations individuelles (A), consacrant ainsi la primauté de l’ancrage durable et effectif sur le territoire national (B).
A. Le contrôle de l’erreur manifeste dans l’appréciation de la situation personnelle
La décision commentée illustre la portée du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation en contentieux des étrangers. Le préfet avait initialement fondé son arrêté sur le 3° de l’article L. 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, soit le refus de délivrance d’un titre de séjour. Face à ce fondement juridique, le juge administratif ne se limite pas à une vérification formelle mais procède à une balance concrète des intérêts en présence. Il examine si la mesure d’éloignement, même légale en son principe, ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale.
En l’espèce, la cour valide scrupuleusement l’analyse du premier juge. Elle relève un faisceau d’indices concordants : l’arrivée en France durant la minorité, une scolarisation complète, l’obtention d’une qualification professionnelle, l’exercice d’un emploi et la présence de sa famille proche. La cour considère que ces éléments, pris dans leur globalité, démontrent que l’essentiel des liens de l’intéressé se trouve en France. Par cette approche, elle signifie à l’administration que la seule circonstance de l’irrégularité du séjour ne saurait suffire à justifier une mesure aussi radicale qu’une obligation de quitter le territoire lorsque l’étranger a tissé des liens forts et anciens avec la société française.
B. La prévalence de l’ancrage territorial sur la simple irrégularité du séjour
Au-delà du contrôle technique, la cour confère une portée particulière à la notion de « centre des intérêts personnels et familiaux ». Elle ne se contente pas de lister des critères mais en tire une conclusion substantielle. En affirmant que l’étranger « a vécu l’essentiel de sa vie » en France, la juridiction souligne que l’identité même de la personne s’est construite sur le territoire national. Cette réalité existentielle prime sur les arguments du préfet, qui tentait de minimiser l’intégration de l’intéressé en relevant qu’il n’avait pas retiré un précédent titre de séjour ou que sa demande de régularisation avait été rejetée.
La cour écarte ces arguments en constatant la continuité de la présence de l’intéressé, attestée par diverses pièces et l’absence de voyages à l’étranger. Elle établit ainsi une hiérarchie claire : la réalité d’une intégration de près de dix-sept ans pèse plus lourd dans la balance que des manquements administratifs passés ou la précarité du statut de séjour. Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui cherche à protéger les situations humaines consolidées par le temps, conformément à l’esprit de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Après avoir validé le raisonnement du premier juge sur le motif initial de la décision, la cour se penche sur le second moyen invoqué par le préfet en appel, ce qui l’amène à préciser les contours d’une autre notion fondamentale du droit des étrangers.
II. Le rejet d’une conception extensive de la menace à l’ordre public
La cour se livre à un second temps de son raisonnement en examinant la demande de substitution de motifs du préfet. Si elle admet le principe d’une telle substitution (A), elle en refuse l’application en l’espèce, livrant une interprétation restrictive et circonstanciée de la notion de menace à l’ordre public (B).
A. L’admission de principe de la substitution de motifs confrontée à ses limites
La demande du préfet de substituer au motif initial, tiré de l’irrégularité du séjour, celui de la menace à l’ordre public prévu au 5° de l’article L. 611-1 du CESEDA, est une technique procédurale classique. Elle permet à l’administration de « sauver » sa décision en cours d’instance en invoquant un autre fondement juridique qui aurait pu la justifier à la date de son édiction. Le juge de l’excès de pouvoir accepte d’examiner une telle demande, à condition que cette substitution ne prive pas le requérant d’une garantie procédurale.
Dans l’arrêt commenté, la cour accepte d’envisager ce changement de fondement. Elle analyse donc si le comportement de l’étranger constituait bien une menace pour l’ordre public à la date de l’arrêté. Ce faisant, elle reconnaît la faculté pour l’administration d’ajuster son argumentation en appel. Toutefois, cette souplesse procédurale ne dispense pas le juge de procéder à un examen au fond tout aussi rigoureux que celui mené sur le motif initial. La substitution de motifs n’est pas un blanc-seing accordé à l’administration mais une simple possibilité, dont le succès dépend de la solidité du nouveau motif invoqué.
B. Une définition restrictive de la menace à l’ordre public, exclusive de faits isolés
C’est sur le terrain de l’appréciation des faits que le préfet échoue. La cour se penche sur la nature des agissements reprochés à l’étranger : des faits de violences volontaires et d’outrage commis quelques jours avant la décision d’éloignement. Tout en qualifiant ces faits de « regrettables », elle refuse d’y voir la caractérisation d’une menace pour l’ordre public. Son raisonnement repose sur plusieurs piliers. D’abord, elle souligne le caractère « isolé » de ces actes, en relevant que l’intéressé n’était « pas jusqu’alors connu défavorablement des services de police ».
Ensuite, elle constate que le parcours de l’étranger ne démontre aucune tendance à « s’inscrire dans la délinquance ». Enfin, et de manière déterminante, la cour relève que « le préfet ne soutient, ni même n’allègue, que les faits en cause auraient fait l’objet de poursuites pénales ». Par cette analyse fine, la juridiction s’oppose à tout automatisme entre la commission d’une infraction et la qualification de menace à l’ordre public. Elle exige une appréciation globale du comportement de la personne et une certaine gravité, traduite par une répétition des faits ou un engagement dans un parcours délinquant, pour justifier une mesure d’éloignement sur ce fondement. La décision constitue ainsi un rappel important que la notion de menace à l’ordre public doit être interprétée de manière proportionnée et ne peut être déduite d’un acte unique et non suivi de poursuites judiciaires.