Par un arrêt en date du 7 février 2025, la Cour administrative d’appel s’est prononcée sur la déductibilité des pertes subies par un établissement stable situé dans un autre État membre de l’Union européenne, dans le cadre d’un régime d’intégration fiscale.
En l’espèce, une société mère, tête d’un groupe fiscalement intégré, a déduit du résultat d’ensemble de l’exercice 2013 les déficits de la succursale italienne de l’une de ses filiales. Cette succursale avait cessé son activité en 2007 et sa liquidation avait été prononcée le 31 décembre 2013. L’administration fiscale a remis en cause cette déduction et a procédé à un rehaussement d’impôt sur les sociétés. La société mère a contesté ce redressement. Le tribunal administratif de Montreuil, par un jugement du 26 juin 2023, a rejeté sa demande. La société a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant que le refus de déduction des pertes, qu’elle estimait définitives, constituait une restriction à la liberté d’établissement contraire au droit de l’Union européenne. Elle faisait valoir que la situation d’une succursale non-résidente était comparable à celle d’une succursale résidente dès lors que la France avait renoncé unilatéralement, et non par l’effet d’une convention, à imposer les bénéfices des établissements stables étrangers.
La question de droit soumise à la cour était donc de savoir si l’impossibilité pour une société mère d’imputer sur son résultat fiscal intégré les pertes définitives de la succursale non-résidente d’une filiale constitue une restriction à la liberté d’établissement, alors même que l’État de la société mère a renoncé à son pouvoir d’imposer les bénéfices de cet établissement étranger.
À cette question, la Cour administrative d’appel répond par la négative. Elle juge qu’une société résidente détenant une succursale dans un autre État membre dont les bénéfices ne sont pas imposables en France, en vertu de la loi nationale comme d’une convention fiscale, ne se trouve pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société détenant une succursale en France. Par conséquent, la différence de traitement qui en résulte ne constitue pas une entrave à la liberté d’établissement. La solution retenue par la cour s’appuie sur une application rigoureuse de la notion de comparabilité objective des situations (I), ce qui conduit à écarter l’examen des conditions relatives à la déduction des pertes dites définitives (II).
***
I. La confirmation d’une conception stricte de la comparabilité objective
La Cour fonde son raisonnement sur une analyse de la situation des établissements au regard du pouvoir d’imposition de l’État de la société mère. Elle rappelle d’abord le principe d’une absence de comparabilité entre établissements résidents et non-résidents (A), avant de préciser que cette analyse n’est pas affectée par l’origine de la renonciation de l’État à son pouvoir d’imposer (B).
A. Le principe de non-comparabilité des établissements en l’absence d’imposition symétrique
La Cour rappelle la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne selon laquelle une différence de traitement fiscal au détriment des sociétés exerçant leur liberté d’établissement « n’est pas constitutive d’une entrave à cette liberté si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ». En matière fiscale, la comparabilité des situations s’apprécie au regard de l’objectif poursuivi par la législation en cause. En l’espèce, le litige porte sur l’articulation entre le principe de territorialité de l’impôt, posé par l’article 209 du code général des impôts, et la liberté d’établissement.
La Cour souligne que la situation d’une succursale résidente et celle d’un établissement stable non-résident ne sont, en principe, pas comparables. La cohérence du système fiscal français repose sur une symétrie : la France impose les bénéfices des entreprises exploitées sur son territoire et, en contrepartie, autorise la déduction des pertes qui y sont subies. Inversement, lorsqu’elle renonce à imposer les bénéfices d’un établissement stable situé à l’étranger, elle refuse logiquement d’en assumer les pertes. Comme le relève l’arrêt, la situation d’un établissement stable non-résident « ne sont pas comparables au regard d’un tel objectif, à moins que la législation fiscale nationale n’ait elle-même assimilé ces deux catégories d’établissement ».
B. L’indifférence du fondement de la renonciation à l’imposition
La société requérante tentait de distinguer sa situation en arguant que la non-imposition des résultats de la succursale italienne découlait du droit interne français, et non uniquement de la convention fiscale franco-italienne. Selon elle, cette renonciation unilatérale aurait dû conduire à considérer les situations comme comparables. La Cour écarte cet argument en s’alignant sur une interprétation stricte de la jurisprudence européenne.
Elle se réfère explicitement à l’arrêt *W AG* de la Cour de justice, qui a jugé que le critère déterminant est le fait même que l’État membre de la société mère a renoncé à son pouvoir d’imposer. Peu importe que cette renonciation résulte d’une convention fiscale ou du droit national. Dès lors que l’État de résidence a fait ce choix, la symétrie est rompue. L’arrêt énonce ainsi qu’« une société résidente de France détenant une succursale en Italie doit être regardée comme ne se trouvant pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société de France détenant une succursale dans ce même Etat ». Cette position ferme le débat sur la comparabilité et rend inopérante l’argumentation de la société.
II. La neutralisation de la théorie des pertes définitives
En résolvant le litige sur le seul terrain de l’absence de situation comparable, la Cour administrative d’appel évite de se prononcer sur le caractère définitif des pertes de la succursale italienne (A). Cette approche confirme une tendance jurisprudentielle qui restreint considérablement la portée de l’exception relative aux pertes définitives (B).
A. L’éviction du débat sur le caractère définitif des pertes
La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne a établi qu’une restriction à la liberté d’établissement, si elle est avérée, ne peut être justifiée par la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre États membres que si elle est proportionnée. À ce titre, l’interdiction de déduire des pertes est jugée disproportionnée lorsque ces pertes sont « définitives », c’est-à-dire lorsqu’il n’existe plus aucune possibilité de les imputer dans l’État de l’établissement stable. L’argumentation de la société requérante reposait entièrement sur cette exception.
Cependant, la Cour administrative d’appel déclare qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur ce point. En effet, la question du caractère proportionné d’une mesure ne se pose que si une restriction à une liberté fondamentale a été préalablement identifiée. Or, en concluant à une absence de situation objectivement comparable, la Cour juge qu’il n’existe aucune restriction. L’arrêt le formule sans ambiguïté : « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur le caractère définitif ou non des pertes subies par la succursale italienne, aucune restriction à la liberté d’établissement (…) ne saurait être constatée ». La question des pertes définitives est donc, en l’espèce, privée de toute pertinence.
B. La portée limitée de l’exception des pertes finales
La décision commentée s’inscrit dans le sillage d’une évolution du droit de l’Union qui tend à limiter la portée de la jurisprudence issue de l’arrêt *Marks & Spencer*. Si cet arrêt fondateur avait ouvert une brèche en faveur de la déduction des pertes transfrontalières finales, des arrêts ultérieurs, notamment *W AG* cité par la Cour, en ont précisé et restreint les conditions d’application. La primauté est désormais donnée à la cohérence du système fiscal de l’État de la société mère.
En validant le raisonnement de l’administration fiscale, la Cour administrative d’appel confirme que l’exception des pertes définitives ne peut être invoquée pour contraindre un État membre qui a choisi la méthode de l’exemption pour les bénéfices d’un établissement stable à en déduire les pertes. Une telle obligation créerait une asymétrie, permettant aux entreprises de choisir le lieu de déduction de leurs pertes tout en bénéficiant de l’exemption de leurs profits. La solution adoptée, bien que sévère pour le contribuable, assure ainsi la cohérence du système fiscal et préserve la répartition de la matière imposable convenue entre les États membres.