En présence d’une réorganisation structurelle d’un groupe de sociétés, la méthode de calcul du chiffre d’affaires de référence, déterminant pour l’éligibilité à une aide d’État, constitue l’enjeu principal de l’arrêt soumis à commentaire. La Cour administrative d’appel, par une décision rendue le 7 février 2025, se prononce sur l’interprétation des dispositions réglementaires instituant une aide pour les entreprises affectées par la crise sanitaire. En l’espèce, un groupe de sociétés du secteur cinématographique a procédé à une restructuration interne par laquelle une entité a reçu, par voie d’apports partiels d’actifs, les branches d’activité d’exploitation de salles de deux autres sociétés du même groupe, avec une prise d’effet au 1er octobre 2019. Postérieurement, une demande d’aide dite « coûts fixes groupe » pour la période de janvier à juin 2021 a été déposée, calculée sur la base d’une perte de chiffre d’affaires par rapport à une période de référence en 2019.
L’administration fiscale a rejeté cette demande, au motif que la société bénéficiaire des apports, n’ayant pas d’activité propre durant la période de référence, ne pouvait justifier de la perte de chiffre d’affaires requise. Saisi par les sociétés, le tribunal administratif de Paris a annulé le 6 février 2024 la décision de l’administration, lui enjoignant de réexaminer la demande en intégrant, dans le chiffre d’affaires de référence de la société bénéficiaire, celui réalisé en 2019 par les sociétés apporteuses pour les activités transférées. Le ministre de l’Économie a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant une application stricte des textes qui, selon lui, n’autorise pas une telle consolidation des chiffres d’affaires entre des personnes juridiques distinctes. Il convient dès lors de se demander si, pour l’application d’un dispositif d’aide économique fondé sur une perte d’activité, le chiffre d’affaires de référence d’une entreprise bénéficiaire d’un apport partiel d’actifs doit intégrer celui généré par la branche d’activité transférée avant l’opération de restructuration.
La Cour administrative d’appel rejette la requête du ministre et confirme le jugement de première instance. Elle juge qu’en raison de la transmission universelle du patrimoine attachée à la branche d’activité apportée, la société bénéficiaire doit être regardée comme la continuatrice économique de l’activité des sociétés apporteuses. Par conséquent, et eu égard à l’objectif de compensation des pertes liées à la crise sanitaire visé par les décrets, le chiffre d’affaires de référence doit inclure celui des activités absorbées, afin d’apprécier correctement l’évolution de la situation économique de l’entreprise. Cette solution, fondée sur une interprétation téléologique des textes (I), consacre une approche pragmatique de la notion d’entreprise dans le contexte des aides d’urgence (II).
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I. L’affirmation d’une interprétation téléologique du dispositif d’aide
La Cour administrative d’appel écarte une lecture littérale des décrets pour privilégier une solution qui respecte la finalité du dispositif d’aide. Pour ce faire, elle neutralise les conséquences d’une application formaliste du principe d’autonomie des personnes morales (A) en faisant prévaloir l’objectif de compensation poursuivi par le pouvoir réglementaire (B).
A. La neutralisation des effets de la discontinuité juridique
Le ministre fondait son argumentation sur une approche stricte du droit des sociétés, considérant la société bénéficiaire des apports comme une entité juridique entièrement distincte des sociétés apporteuses. Selon cette logique, la société nouvellement active ne pouvait se prévaloir d’un chiffre d’affaires de référence antérieur à sa propre période d’exploitation. La Cour réfute ce raisonnement en s’attachant à la nature de l’opération. Elle relève que les apports partiels d’actifs, placés sous le régime des scissions, ont entraîné « la transmission universelle du patrimoine de cette branche d’activité à la société [bénéficiaire] au 1er octobre 2019 ».
Cette qualification est déterminante. En dépit de la pluralité de personnes morales, le juge administratif considère la continuité de l’exploitation économique. Il en déduit que la société bénéficiaire « ne peut être considérée comme distincte des sociétés absorbées et doit être regardée comme ayant poursuivi l’activité d’exploitation de salles de cinéma » de ces dernières. La Cour opère ainsi une dissociation entre la personnalité juridique de l’entreprise et la réalité de son périmètre d’activité, jugeant que la seconde doit primer pour une juste application du régime d’aide.
B. La prééminence de l’objectif de compensation économique
Cette interprétation est directement guidée par le but assigné au fonds de solidarité et à l’aide « coûts fixes ». La Cour rappelle explicitement « l’objectif des décrets du 30 mars 2020 et du 24 mars 2021, qui tendent respectivement à compenser […] les conséquences d’une variation à la baisse d’au moins 50 % de leur chiffre d’affaires […] et à couvrir les coûts fixes non couverts ». C’est cette finalité qui commande l’analyse de la situation de l’entreprise. Pour le juge, une appréciation correcte de l’évolution économique de la société requérante impose de comparer des périmètres d’activité identiques entre la période de référence et la période de demande d’aide.
En conséquence, le raisonnement de la Cour établit qu’il « implique de tenir compte, dans le calcul de l’aide demandée, du périmètre de son exploitation, incluant le cas échéant les entreprises qu’elle a absorbées par voie de transmission universelle de patrimoine ». En agissant de la sorte, le juge assure l’effectivité du dispositif, qui perdrait son sens s’il excluait des entreprises ayant subi une perte économique réelle au seul motif d’une réorganisation juridique interne qui, par définition, ne modifie pas la substance de l’activité consolidée du groupe.
En fondant sa décision sur la finalité des textes, la Cour valide une approche économique de la notion d’entreprise qui dépasse le seul cadre juridique. Cette solution pragmatique a une portée significative pour les entreprises restructurées.
II. La validation d’une approche pragmatique du droit aux aides d’État
La décision de la Cour administrative d’appel ne se contente pas de régler le litige particulier ; elle adresse un signal clair quant à l’application des dispositifs d’aide. Elle sanctionne une position administrative excessivement formaliste (A) et consolide par là même la sécurité juridique des entreprises ayant procédé à des opérations de restructuration (B).
A. La sanction d’une application littérale et inéquitable des textes
La position de l’administration, si elle pouvait se prévaloir d’une lecture stricte des textes, aboutissait à une conséquence manifestement contraire à l’esprit de la loi. En refusant l’aide à une entreprise dont l’activité économique consolidée avait bien subi la crise, au prétexte d’un changement dans la structure juridique, l’administration créait une rupture d’égalité entre des entreprises placées dans des situations économiques similaires. Une entreprise n’ayant pas opéré de restructuration aurait été éligible, tandis qu’une autre, économiquement identique mais juridiquement réorganisée, se voyait exclue du bénéfice de l’aide.
La Cour censure cette approche en jugeant que la société était « fondée à retenir comme chiffre d’affaires de référence […] les chiffres d’affaires réalisés par les deux sociétés apporteuses dans le cadre de l’exploitation de la branche d’activité transférée ». Par ce jugement de valeur sur l’interprétation de l’administration, la Cour rappelle que l’application des règlements administratifs ne saurait se détacher des objectifs pour lesquels ils ont été édictés. Elle privilégie une justice matérielle sur un légalisme formel qui aurait produit des effets iniques.
B. La consolidation de la situation des entreprises restructurées
Au-delà de la critique de la position ministérielle, l’arrêt revêt une portée pratique notable. Il offre une solution claire aux entreprises qui se sont trouvées dans des situations analogues. En période de crise, les opérations de restructuration peuvent être nécessaires à la survie ou à l’optimisation des groupes. La décision garantit que de telles opérations, courantes dans la vie des affaires, ne privent pas indûment les entreprises du bénéfice des aides publiques conçues pour les soutenir.
Cette jurisprudence contribue à la sécurité juridique en alignant le traitement administratif sur la réalité économique des entreprises. Elle établit que la notion de « groupe » et la continuité de l’exploitation sont des critères d’appréciation pertinents, même lorsque les textes ne le prévoient pas expressément pour de tels cas de figure. La solution retenue, en confirmant l’analyse des premiers juges, s’inscrit dans une logique de protection des droits des administrés face à une application de la norme qui serait devenue, par son automatisme, un obstacle à l’efficacité de l’action publique.