Cour d’appel administrative de Paris, le 7 mai 2025, n°23PA01188

Par un arrêt en date du 7 mai 2025, la Cour administrative d’appel de Paris se prononce sur les conditions d’indemnisation d’un concessionnaire autoroutier à la suite d’une modification de la législation fiscale. En l’espèce, l’article 81 de la loi de finances pour 2020 a modifié le mode de calcul de la taxe d’aménagement du territoire, en l’indexant partiellement sur l’inflation, ce qui a eu pour conséquence d’en augmenter le montant dû par une société titulaire d’une concession autoroutière. S’estimant lésée par cet alourdissement de sa charge fiscale, la société a sollicité de l’État une indemnisation pour le préjudice subi.

Face au refus implicite de l’administration, la société a saisi le tribunal administratif de Paris d’une demande tendant à la condamnation de l’État à lui verser une indemnité annuelle jusqu’à la fin de son contrat de concession. Par un jugement du 13 janvier 2023, les premiers juges ont rejeté cette demande. La société concessionnaire a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant que la modification fiscale rompait l’équilibre financier de son contrat et que l’État avait manqué à plusieurs de ses obligations. Le ministre compétent a pour sa part conclu au rejet de la requête, estimant les moyens de la société infondés.

Il revenait ainsi à la cour de déterminer si une modification législative alourdissant la charge fiscale pesant sur une société concessionnaire d’autoroute ouvre à cette dernière un droit automatique à une compensation financière de la part de l’État concédant.

La Cour administrative d’appel répond par la négative et rejette la requête de la société. Elle estime que ni les dispositions législatives spécifiques invoquées, ni les principes généraux du droit des contrats administratifs ne fondent une telle obligation d’indemnisation systématique à la charge de l’État. La décision de la cour s’articule autour d’une interprétation stricte de la loi spéciale applicable (I), tout en écartant l’application des principes généraux du droit des contrats et de la responsabilité administrative (II).

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I. L’interprétation restrictive du droit à compensation issu de la loi

La Cour administrative d’appel examine en premier lieu le fondement légal invoqué par la société requérante, à savoir l’article 37 de la loi du 4 février 1995. Elle en retient une lecture stricte qui exclut tout droit automatique à une indemnisation financière (A), et écarte par ailleurs toute portée normative à la pratique administrative antérieure (B).

A. L’absence d’un droit systématique à indemnisation fondé sur la loi spéciale

La société requérante fondait sa demande sur l’article 37 de la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, lequel dispose que les conséquences de la taxe d’aménagement du territoire sur l’équilibre financier des sociétés concessionnaires sont prises en compte par des décrets en Conseil d’État. La cour, toutefois, analyse précisément la portée de ce texte pour en déduire qu’il n’instaure aucune prérogative directe au profit du concessionnaire. En effet, elle juge que ces dispositions « n’ont ni pour objet ni pour effet d’instaurer un droit à compensation directe et systématique de toute augmentation de la taxe due par les concessionnaires d’autoroutes ».

Le raisonnement des juges d’appel consiste à distinguer le principe d’une prise en compte de l’équilibre financier de la nature des mesures correctrices envisageables. La loi renvoie à des décrets le soin de fixer ces mesures, citant notamment l’ajustement de la durée des concessions. Par conséquent, le législateur n’a pas entendu créer une créance d’indemnité au profit des sociétés, mais plutôt un mécanisme de régulation contractuelle relevant de la compétence du pouvoir réglementaire. L’augmentation de l’impôt ne se traduit donc pas par une obligation pécuniaire de plein droit pour l’État concédant, mais par une simple faculté pour ce dernier d’adapter les termes du contrat par voie réglementaire.

B. Le rejet de la portée normative de la pratique administrative

Afin de conforter son argumentation, la société concessionnaire mettait en avant la pratique antérieure de l’administration ainsi que des protocoles conclus avec d’autres sociétés du même secteur. Elle tentait ainsi de démontrer l’existence d’un usage selon lequel l’État aurait systématiquement compensé les hausses de fiscalité. Cependant, la cour écarte cet argument avec fermeté en affirmant que la société « ne saurait tenir aucun droit à compensation de la pratique antérieure de l’administration ».

Cette position réaffirme un principe fondamental du droit public français, selon lequel la pratique administrative, même constante, ne peut en principe créer de droits en l’absence de base textuelle. Sauf dans des cas spécifiques où la loi le prévoit, une simple pratique ne peut se substituer à la norme juridique et ne constitue pas une source de droit invocable par les administrés. De même, les arrangements conclus avec d’autres cocontractants sont considérés comme des situations distinctes, non transposables, la cour précisant que ces autres sociétés étaient placées « dans une situation différente ». La sécurité juridique ne peut donc être invoquée pour transformer une pratique passée en obligation pour l’avenir.

Après avoir écarté le fondement légal spécifique, la cour s’attache à examiner les autres fondements juridiques invoqués par la société requérante, tirés des principes généraux applicables aux contrats administratifs.

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II. L’exclusion des principes généraux comme fondement de l’indemnisation

La Cour administrative d’appel analyse ensuite la demande d’indemnisation au regard des principes de loyauté contractuelle et d’égalité devant les charges publiques. Elle considère que la cause du préjudice, issue de la loi, fait obstacle à l’engagement de la responsabilité contractuelle de l’État (A), tout en jugeant que les conditions d’une rupture d’égalité ne sont pas réunies (B).

A. La neutralisation des principes contractuels par l’origine législative du préjudice

La société requérante invoquait la méconnaissance par l’État de ses obligations de loyauté contractuelle, de sécurité juridique et de protection des situations légalement acquises. Toutefois, la cour rejette l’ensemble de ces moyens en opérant une distinction cardinale quant à l’origine du dommage. Elle souligne que « la cause du préjudice invoqué ne résulte pas du contrat signé avec ce dernier mais de la loi ». Cette analyse rattache la situation non pas à une faute de l’État cocontractant, mais à un acte du législateur, relevant de la théorie du fait du prince.

Dans ce cadre, les obligations de loyauté et de collaboration qui animent la relation contractuelle ne peuvent être opposées à l’État agissant en qualité de puissance publique souveraine. La modification fiscale est un aléa que le cocontractant de l’administration doit en principe assumer, sauf si le contrat lui-même en dispose autrement par des clauses spécifiques. L’arrêt relève d’ailleurs que le contrat de concession prévoyait les modalités de gestion des évolutions fiscales et qu’aucun avenant n’avait été conclu. Le juge refuse ainsi de faire jouer les principes généraux du droit des contrats pour pallier le silence du contrat face à un acte législatif.

B. Le rejet de la rupture d’égalité devant les charges publiques

Enfin, la cour examine l’argument tiré de la rupture d’égalité, tant par rapport à d’autres concessionnaires d’autoroutes qu’au regard des charges publiques. Ce principe impose qu’un préjudice anormal et spécial, découlant d’une mesure d’intérêt général, soit indemnisé par la collectivité. La cour écarte ce moyen en considérant que la société requérante n’établit pas se trouver dans une situation juridique identique à celle des autres sociétés avec lesquelles elle se compare.

Plus fondamentalement, l’augmentation d’un impôt qui frappe l’ensemble des entreprises d’un même secteur ne constitue généralement pas une charge anormale et spéciale ouvrant droit à indemnisation. Cet aléa fiscal fait partie du risque économique inhérent à l’activité de concessionnaire. En l’absence de dispositions contractuelles contraires, le cocontractant est réputé avoir accepté ce risque. En rejetant ce dernier moyen, l’arrêt confirme une conception classique de la responsabilité sans faute de l’État, dont les conditions d’engagement restent particulièrement strictes, surtout en matière fiscale. La décision renforce ainsi la prééminence de la loi et la stabilité des contrats face aux aléas économiques.

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