Par une ordonnance en date du 10 juillet 2025, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Toulouse a été amené à se prononcer sur les conditions de recevabilité d’une demande d’expertise présentée sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative. En l’espèce, une société s’était vu refuser le bénéfice d’un crédit d’impôt recherche pour trois années consécutives par une décision de l’administration fiscale. Saisi par la société, le tribunal administratif de Toulouse avait confirmé ce refus par un jugement en date du 4 février 2025. La société a alors interjeté appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel. Parallèlement à cette instance au fond, elle a saisi le juge des référés de la même cour d’une requête visant à la désignation d’un expert, arguant de la haute technicité des questions en jeu et de l’absence d’une expertise antérieure. La société estimait qu’une telle mesure était utile pour démontrer le caractère innovant des procédés qu’elle avait développés, ce qui constituait le cœur du litige l’opposant à l’administration. Se posait dès lors au juge la question de savoir si une demande d’expertise, formée en référé alors que l’affaire est pendante au fond devant la même juridiction, revêt le caractère d’utilité requis par les textes en l’absence de toute circonstance particulière justifiant de ne pas attendre la décision du juge du fond. À cette question, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Toulouse a répondu par la négative. Il a rejeté la demande, estimant que la société n’établissait pas en quoi la mesure sollicitée présentait un caractère d’utilité différent de celle que le juge du fond pourrait ordonner lui-même dans le cadre de l’instruction de l’affaire.
La décision du juge des référés, en définissant strictement l’office du juge de l’utile et de l’urgence, vient rappeler la subsidiarité du référé-expertise par rapport aux pouvoirs d’instruction du juge du fond (I). Cette solution, fondée sur une gestion procédurale pragmatique, consacre la primauté du juge du fond dans la conduite de l’instruction (II).
I. La subsidiarité du référé-expertise face aux pouvoirs d’instruction du juge du fond
Le juge des référés rappelle d’abord l’autonomie du référé-expertise et les conditions de son déclenchement (A), avant de la subordonner à l’existence de circonstances particulières lorsque le juge du fond est déjà saisi (B).
A. Le principe de l’autonomie du référé-expertise
L’article R. 532-1 du code de justice administrative permet au juge des référés de prescrire, sur simple requête, « toute mesure utile d’expertise ou d’instruction ». Cette procédure, distincte du litige principal, a pour objet de conserver ou d’établir avant tout procès, ou au cours de celui-ci, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. L’ordonnance commentée rappelle à juste titre que l’utilité de la mesure doit être appréciée au regard de deux critères cumulatifs. D’une part, elle s’évalue en considération « des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d’autres moyens ». D’autre part, elle s’apprécie « au regard de l’intérêt que la mesure présente dans la perspective d’un litige principal, actuel ou éventuel ». Cette procédure peut être engagée alors même qu’une requête au fond est déjà en cours d’instruction. Le juge des référés conserve alors sa compétence pour apprécier l’utilité de la mesure qui lui est demandée. Cependant, la simple existence d’un litige au fond ne suffit pas à caractériser l’utilité de l’intervention du juge des référés.
B. L’exigence de circonstances particulières en cas de litige pendant au fond
Le cœur du raisonnement du juge des référés repose sur une condition supplémentaire implicite lorsque le juge du fond est saisi. La société requérante soutenait qu’une expertise était utile pour éclairer la cour sur des aspects techniques complexes. Toutefois, le juge des référés considère que ces arguments ne sont pas suffisants. Il estime que la société « ne fait ainsi état d’aucune circonstance particulière conférant à la mesure d’expertise demandée en référé un caractère d’utilité différent de celui de celle que le juge, saisi de la requête au fond, pourra décider ». En d’autres termes, le demandeur doit démontrer en quoi il est nécessaire d’obtenir une expertise sans attendre que le juge du fond, dans le cadre de ses pouvoirs normaux d’instruction, se prononce sur ce point. L’utilité ne s’entend pas seulement de l’intérêt de la mesure pour la solution du litige, mais aussi de la nécessité de la prescrire par une voie d’urgence, distincte de l’instruction au fond. Faute de démontrer un risque de dépérissement des preuves ou une autre urgence, la demande ne présente pas l’utilité requise.
II. La consécration de la primauté du juge du fond dans la direction de l’instruction
Cette interprétation stricte de la notion d’utilité vise à prévenir un usage détourné du référé-expertise (A) et réaffirme par là même la plénitude des compétences du juge du fond pour diriger l’instruction (B).
A. Le rejet d’une instrumentalisation de la procédure de référé
En exigeant la preuve de circonstances particulières, le juge des référés prévient le risque que la procédure de référé-expertise soit utilisée à des fins dilatoires ou pour contourner le juge du fond. En l’espèce, la demande visait à faire trancher par un expert une question qui est au cœur même du litige principal. Ordonner une telle mesure en référé reviendrait à anticiper sur les prérogatives du juge du fond, qui est le seul maître de l’instruction de l’affaire dont il est saisi. La solution retenue assure ainsi une bonne administration de la justice en évitant le dédoublement des procédures et en réservant le référé-expertise à sa véritable finalité : répondre à une nécessité que l’instruction ordinaire ne peut satisfaire. Le juge des référés n’a pas à se substituer à la formation de jugement pour apprécier l’opportunité d’une mesure d’instruction qui peut être décidée à tout moment par cette dernière.
B. L’affirmation de la compétence de principe du juge du fond
L’ordonnance commentée confirme que le juge du fond dispose des pouvoirs les plus étendus pour mener l’instruction d’une affaire. Il peut, de sa propre initiative ou à la demande d’une partie, ordonner une expertise s’il l’estime nécessaire à la manifestation de la vérité. Le juge des référés souligne ainsi que la société requérante n’est privée d’aucun droit, puisqu’elle pourra réitérer sa demande devant la formation de jugement. Celle-ci sera d’ailleurs la mieux à même d’apprécier la pertinence d’une telle mesure au vu de l’ensemble des pièces du dossier. En se refusant à faire usage de son pouvoir « sans attendre que la chambre chargée de l’instruction de cette requête ait pu elle-même en apprécier l’utilité », le juge des référés rappelle que sa compétence, bien qu’autonome, reste exceptionnelle. La décision s’inscrit dans une logique de rationalisation des procédures, où chaque juge doit exercer la plénitude de ses attributions sans empiéter sur celles des autres.