En l’espèce, un ressortissant étranger, entré en France à l’âge de dix ans, a fait l’objet d’un arrêté du préfet de la Haute-Garonne en date du 4 avril 2023 lui ordonnant de quitter le territoire français sans délai et lui interdisant le retour pour une durée de trois ans. Saisi par l’intéressé, le magistrat désigné du tribunal administratif de Toulouse a annulé cette décision par un jugement du 11 avril 2023. Le préfet a alors interjeté appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Toulouse. Il soutenait principalement que l’étranger ne justifiait pas d’une résidence habituelle en France depuis qu’il avait atteint au plus l’âge de treize ans, condition posée par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile pour bénéficier d’une protection contre l’éloignement. Le requérant maintenait quant à lui remplir les conditions de cette protection, arguant de la continuité de son séjour malgré certaines interruptions et l’absence ponctuelle de documents. Se posait ainsi la question de savoir si des périodes d’incarcération, de brefs séjours à l’étranger ou des lacunes documentaires sont de nature à interrompre la résidence habituelle d’un étranger présent en France depuis l’enfance, au point de le priver de la protection contre une mesure d’éloignement. Par un arrêt en date du 13 février 2025, la cour administrative d’appel de Toulouse rejette la requête du préfet, confirmant que la résidence habituelle de l’intéressé depuis l’âge de treize ans était établie, rendant illégale la mesure d’éloignement prise à son encontre.
La décision de la cour administrative d’appel conforte ainsi une lecture extensive de la protection attachée à l’intégration ancienne des étrangers (I), fondée sur une appréciation concrète et souveraine des éléments de preuve de la résidence (II).
I. La consolidation d’une protection légale face à la mesure d’éloignement
La cour réaffirme avec force le caractère spécifique de la protection prévue par le législateur, en adoptant une interprétation souple de la notion de résidence habituelle (A) qui prime sur les considérations liées à l’ordre public (B).
A. L’interprétation extensive de la notion de résidence habituelle
La cour administrative d’appel de Toulouse s’attache à définir les contours de la résidence habituelle, condition d’application de la protection prévue au 2° de l’article L. 611-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Elle énonce un principe d’interprétation clair en affirmant que « les éventuelles périodes d’incarcération en France, si elles ne peuvent être prises en compte dans le calcul d’une durée de résidence, ne sont pas de nature à remettre en cause la continuité de la résidence habituelle en France depuis au plus l’âge de treize ans ». Ce faisant, le juge administratif distingue la résidence, conçue comme le centre des attaches privées et familiales, de la simple présence matérielle sur le territoire. L’incarcération, bien que subie, ne constitue pas une rupture du lien avec le pays de résidence mais une modalité contrainte de cette dernière.
Cette approche pragmatique s’étend à d’autres interruptions potentielles du séjour. La cour considère qu’un court séjour à l’étranger ou la possession d’un visa de retour ne suffisent pas à eux seuls à caractériser une rupture de la résidence. Elle privilégie une vision globale et continue de l’ancrage territorial de l’individu, plutôt qu’une analyse fragmentée qui sanctionnerait la moindre discontinuité. En agissant de la sorte, elle se conforme à l’intention du législateur, qui a souhaité protéger les étrangers ayant tissé des liens profonds et anciens avec la société française depuis leur enfance, indépendamment des aléas de leur parcours.
B. La primauté de la protection sur les considérations d’ordre public
L’un des apports essentiels de la décision réside dans la manière dont elle hiérarchise les normes. Le préfet, pour justifier sa décision, mettait implicitement en avant le comportement de l’intéressé, qui avait fait l’objet de condamnations pénales. Or, la cour écarte cet argument de manière péremptoire, soulignant que la protection conférée par l’article L. 611-3 du code est quasi absolue. Elle conclut son analyse factuelle en déclarant que « alors même que le comportement de l’intéressé peut être regardé comme constitutif d’un trouble à l’ordre public, le préfet de la Haute-Garonne ne pouvait, sans faire une inexacte application des dispositions du 2° de l’article L. 611-3 du code […], obliger » l’intéressé à quitter le territoire.
Cette affirmation rappelle que le législateur a dressé une liste limitative de catégories d’étrangers protégés de l’éloignement, sans conditionner cette protection à une absence de menace pour l’ordre public, contrairement à d’autres dispositions du même code. La seule exception, non applicable en l’espèce, concerne des cas de terrorisme ou d’atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État. La décision illustre donc rigoureusement que, dès lors que les conditions de la protection sont remplies, l’administration perd son pouvoir d’appréciation quant à l’opportunité d’une mesure d’éloignement, même si le comportement de l’individu peut par ailleurs être jugé répréhensible.
II. L’appréciation souveraine du juge dans l’établissement de la preuve de résidence
Au-delà du principe, l’arrêt se distingue par sa méthode rigoureuse d’évaluation des faits, en s’appuyant sur la technique du faisceau d’indices (A) pour réfuter point par point les arguments de l’administration (B).
A. La méthode du faisceau d’indices pour établir la continuité du séjour
Pour déterminer si la condition de résidence habituelle est remplie, la cour ne se contente pas d’examiner un seul type de document mais procède à une analyse globale et chronologique. Elle mobilise un ensemble d’éléments hétérogènes qui, mis bout à bout, dessinent une continuité de présence. La décision mentionne successivement les certificats de scolarité, la prise en charge par l’aide sociale à l’enfance après sa majorité, les titres de séjour régulièrement renouvelés pendant près de trente ans, les récépissés de demande de titre, et même une brève activité salariée.
Cette technique du faisceau d’indices permet de pallier les éventuelles lacunes documentaires. Le juge ne s’arrête pas à une absence de preuve sur une période donnée mais cherche à savoir si d’autres éléments corroborent la présence de l’individu. L’analyse ne se veut pas exhaustive mais démonstrative : la combinaison de preuves administratives, scolaires et sociales suffit à établir une présomption forte de résidence que l’administration doit ensuite renverser par des preuves contraires solides. Cette approche concrète garantit l’effectivité de la protection légale en l’adaptant aux réalités des parcours de vie, qui ne sont pas toujours linéaires.
B. La réfutation des présomptions de l’administration
Face à cette construction probatoire, les arguments du préfet apparaissent comme de simples présomptions, que la cour écarte méthodiquement. Le préfet soutenait que l’absence de justificatifs pour la période 1997-1998 rompait la continuité du séjour ; la cour oppose la prise en charge de l’intéressé par les services départementaux. Le préfet invoquait la délivrance d’un visa de retour en 2000 comme preuve d’un séjour à l’étranger ; le juge rétorque que ce seul document ne suffit pas à remettre en cause la résidence, surtout face à la délivrance de récépissés sur la même période.
De même, l’absence de déclaration de revenus pour une année est jugée « sans incidence », car elle ne prouve pas une absence du territoire. Enfin, concernant des faits délictueux commis sur une période où la présence n’était pas documentée, la cour relève que le préfet n’établit pas que l’intéressé aurait été condamné par défaut, ce qui aurait pu suggérer une absence. Par ce raisonnement, la cour rappelle que la charge de la preuve d’une interruption de la résidence incombe à l’administration lorsque l’étranger présente un ensemble d’éléments cohérents en faveur de sa présence continue. Elle refuse ainsi de fonder une décision aussi grave qu’un éloignement sur de simples déductions ou suppositions.