Par un arrêt rendu le 20 février 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur l’étendue de la responsabilité de l’État du fait d’une décision illégale de refus de séjour opposée à des ressortissants étrangers. En l’espèce, un couple de nationalité albanaise, titulaire de titres de séjour en qualité d’accompagnants d’un enfant malade, avait sollicité le renouvellement de ces titres en septembre 2017. Après un délai d’instruction de dix-sept mois, l’autorité préfectorale avait rejeté leurs demandes et leur avait enjoint de quitter le territoire par des arrêtés du 11 février 2019. Saisi par les intéressés, le tribunal administratif de Toulouse avait annulé ces décisions par un jugement du 19 novembre 2019. Munis de nouveaux titres de séjour, le couple a alors engagé une action en responsabilité contre l’État, sollicitant la réparation des préjudices nés tant de la durée d’examen de leurs dossiers que de l’illégalité des arrêtés. Le tribunal administratif de Montpellier, auquel l’affaire fut transférée, a condamné l’État à leur verser une indemnité de 1 000 euros par un jugement du 17 novembre 2022, une somme qu’ils jugeaient insuffisante. Les requérants ont interjeté appel de ce jugement, demandant que l’indemnisation soit portée à plus de 22 000 euros au titre de la perte de prestations sociales, de salaires, et des troubles subis.
La question de droit soumise à la cour était double. Il s’agissait d’une part de déterminer si le délai d’instruction de dix-sept mois constituait en lui-même une faute de nature à engager la responsabilité de l’administration. D’autre part, il convenait de définir la mesure dans laquelle les préjudices allégués, qu’ils soient matériels ou moraux, découlaient de manière directe et certaine de l’illégalité fautive de la décision de refus de séjour.
À cette double interrogation, la cour administrative d’appel répond de manière nuancée. Elle écarte d’abord l’existence d’une faute liée au délai d’instruction, au motif que les requérants bénéficiaient durant cette période de récépissés les autorisant à travailler. Elle retient en revanche la responsabilité de l’État fondée sur l’illégalité même des arrêtés de refus. Procédant ensuite à une analyse détaillée de chaque chef de préjudice, la cour n’admet que ceux qui présentent un lien de causalité direct et certain avec la faute. Elle indemnise ainsi la perte de chance sérieuse d’occuper un emploi durant la période où la décision illégale a effectivement produit ses effets, et confirme l’évaluation des troubles dans les conditions d’existence. En conséquence, elle réforme le jugement de première instance et porte l’indemnité totale à 3 000 euros.
La solution retenue par la cour illustre une application rigoureuse des principes de la responsabilité administrative, en distinguant nettement la source de la faute (I) et en soumettant l’évaluation des préjudices à l’exigence d’un lien de causalité direct et certain (II).
I. La délimitation stricte de la faute administrative en matière de droit des étrangers
La cour administrative d’appel opère une distinction claire entre le processus décisionnel et la décision elle-même pour qualifier la faute de l’administration. Si elle écarte la responsabilité tirée de la durée d’instruction des demandes (A), elle la consacre sans équivoque sur le fondement de l’illégalité des décisions de refus de séjour (B).
A. L’éviction de la faute tirée du délai d’instruction de la demande
L’un des apports de la décision commentée réside dans son appréciation du caractère fautif du délai d’examen des demandes de titre de séjour. Les requérants invoquaient une faute de l’administration en raison d’un délai de dix-sept mois, qu’ils estimaient anormalement long. La cour rejette cette argumentation en relevant un élément factuel déterminant, à savoir que les intéressés n’avaient pas été privés de la possibilité d’exercer une activité professionnelle durant cette période. Elle constate qu’ils « ont d’ailleurs bénéficié du 6 novembre 2017 au 11 février 2019 de récépissés les autorisant à travailler ». En adoptant une telle approche pragmatique, le juge administratif refuse de consacrer une faute pour un simple retard dès lors que celui-ci n’a pas eu d’incidence concrète sur la situation juridique et matérielle des administrés. La solution suggère que l’anormalité du délai ne s’apprécie pas de manière abstraite, mais au regard de ses conséquences effectives, la délivrance de documents provisoires maintenant les droits essentiels des demandeurs étant de nature à neutraliser le caractère potentiellement fautif de la lenteur administrative.
B. L’affirmation de la faute résultant de l’illégalité de la décision de refus
À l’inverse de sa position sur le délai d’instruction, la cour réaffirme avec force un principe fondamental de la responsabilité administrative : toute illégalité est fautive. La censure des arrêtés du 11 février 2019 par le premier juge emporte ainsi nécessairement la reconnaissance d’une faute engageant la responsabilité de l’État. L’arrêt énonce en ce sens que « les illégalités entachant les arrêtés du 11 février 2019 sont constitutives de fautes de nature à engager la responsabilité de l’État à raison des préjudices directs et certains qui en ont résulté ». Cette position classique confirme que l’administration ne saurait se prévaloir de la complexité de la législation applicable ou des circonstances de l’espèce pour s’exonérer des conséquences dommageables de ses décisions illégales. En l’occurrence, la faute était d’autant plus caractérisée qu’elle consistait en une méconnaissance de droits fondamentaux, tels que ceux garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la convention internationale relative aux droits de l’enfant. La faute étant ainsi établie, la discussion se déplace logiquement sur le terrain du préjudice et du lien de causalité.
II. L’appréciation rigoureuse du préjudice indemnisable
Une fois la faute de l’État admise, la cour se livre à un examen minutieux des différents préjudices invoqués, conditionnant leur réparation à la preuve d’un lien de causalité direct et certain. Cette analyse la conduit à écarter les préjudices jugés indirects ou hypothétiques (A) pour ne retenir qu’un préjudice précisément circonscrit et démontré (B).
A. Le rejet des préjudices jugés indirects ou incertains
La cour administrative d’appel fait preuve d’une orthodoxie juridique rigoureuse dans son analyse du lien de causalité entre la faute et les dommages allégués. Elle écarte ainsi la demande d’indemnisation pour la perte de prestations sociales, au motif qu’il n’est pas établi que la décision illégale « aurait été à l’origine directe du défaut de versement » de ces allocations, relevant le caractère déjà irrégulier de leur perception. De même, la perte de chance d’obtenir un contrat de travail à durée indéterminée est jugée comme n’étant « pas établi ». Cette démarche illustre l’exigence probatoire qui pèse sur le demandeur en matière de contentieux indemnitaire. Le juge ne se contente pas de la simple vraisemblance, mais exige des éléments tangibles prouvant que, sans la faute de l’administration, le dommage ne se serait pas produit. Ce faisant, il se prémunit contre une extension excessive de la responsabilité de la puissance publique, qui ne doit réparer que les conséquences nécessaires et immédiates de ses agissements fautifs.
B. La consécration d’un préjudice certain et précisément circonscrit
En contrepoint de ses rejets, la cour admet l’existence d’un préjudice matériel certain, mais en en délimitant précisément les contours temporels et financiers. Elle reconnaît que la décision de refus de séjour a bien eu pour effet de priver l’un des requérants de la possibilité de travailler. Toutefois, ce préjudice n’est retenu que pour la période durant laquelle l’illégalité a produit un effet direct, à savoir entre la notification de l’arrêté et la suspension de son exécution par le juge des référés. La cour juge que la faute « est donc à l’origine, pour cette période, d’une perte de chance sérieuse d’occuper un emploi ». Elle évalue souverainement ce préjudice à 2 000 euros. Par ailleurs, elle confirme l’indemnisation à hauteur de 1 000 euros des « troubles dans les conditions d’existence et du préjudice moral et d’anxiété », reconnaissant ainsi l’impact psychologique d’une décision illégale plaçant une famille dans une situation de grande précarité. L’arrêt témoigne d’une volonté de réparer de manière juste les conséquences avérées de la faute, sans pour autant céder à une indemnisation forfaitaire de l’ensemble des difficultés rencontrées par les requérants.