Cour d’appel administrative de Toulouse, le 21 janvier 2025, n°24TL02662

Par une ordonnance en date du 21 janvier 2025, le juge des référés de la cour administrative d’appel a statué sur les conditions d’octroi d’une mesure d’expertise sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative. En l’espèce, une usagère d’un centre culturel public a été victime d’une chute à la sortie de l’établissement. Elle imputait cet accident à un dysfonctionnement d’une porte automatique et sollicitait une expertise pour établir les causes de l’incident ainsi que pour évaluer l’étendue de son préjudice corporel. S’étant vu refuser la prise en charge de son préjudice par l’assureur de la collectivité propriétaire de l’ouvrage, elle a saisi le juge des référés du tribunal administratif d’une demande d’expertise. Cette demande visait à la fois à établir les causes de l’accident et à évaluer ses préjudices. Par une ordonnance, le premier juge a rejeté sa demande au motif qu’elle était dépourvue d’utilité. La victime a alors interjeté appel de cette décision, soutenant que la mesure était nécessaire pour apprécier la défaillance technique de l’ouvrage public. La commune, en défense, a conclu au rejet de la requête, arguant que la demande ne visait qu’à pallier la carence de la requérante dans l’administration de la preuve. La question soumise au juge d’appel était donc de savoir si une mesure d’expertise peut être considérée comme utile, au sens de l’article R. 532-1 du code de justice administrative, lorsque le demandeur ne produit aucun élément probant suffisant pour établir un lien de causalité plausible entre le dommage et le fonctionnement de l’ouvrage public. Le juge des référés d’appel a confirmé le rejet de la demande. Il a estimé que l’expertise était dépourvue d’utilité en l’absence de précisions sur les circonstances de l’accident et face aux éléments fournis par la commune tendant à écarter sa responsabilité. Cette décision conduit à examiner la conception stricte de l’utilité de l’expertise retenue par le juge, avant d’analyser les conséquences de cette approche sur l’équilibre probatoire entre l’usager et la puissance publique.

I. L’application rigoureuse du critère d’utilité en matière de référé-expertise

Le juge des référés fonde sa décision sur une interprétation stricte de la condition d’utilité posée par le code de justice administrative. Il exerce pour cela un contrôle concret de l’intérêt de la mesure au regard du litige principal potentiel (A), ce qui le conduit à rejeter une demande qui ne repose pas sur un commencement de preuve suffisant (B).

A. Le contrôle de l’utilité au regard du litige principal éventuel

La procédure du référé-instruction a pour objet de permettre à un justiciable de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. Toutefois, le juge rappelle que le caractère utile de la mesure sollicitée s’apprécie au regard de l’intérêt qu’elle présente dans la perspective de ce litige. L’ordonnance commentée réaffirme ainsi une solution constante selon laquelle le juge des référés, bien que non saisi du principal, peut rejeter une demande d’expertise s’il n’existe manifestement pas de fait générateur, de préjudice ou de lien de causalité entre eux. Il ne s’agit pas pour le juge de préjuger du fond de l’affaire, mais d’éviter la prescription de mesures coûteuses et inutiles.

Le juge rappelle qu’il « ne peut faire droit à une demande d’expertise permettant d’évaluer un préjudice, en vue d’engager la responsabilité d’une personne publique, en l’absence manifeste, en l’état de l’instruction, de fait générateur, de préjudice ou de lien de causalité entre celui-ci et le fait générateur ». Cette position préserve l’office du juge des référés en le cantonnant à un rôle de gardien de l’utilité de l’instruction, sans pour autant le transformer en simple chambre d’enregistrement des demandes des parties. Il s’assure que la mesure demandée n’est pas purement exploratoire et qu’elle se rattache à un litige potentiel dont les contours sont suffisamment définis.

B. Le rejet d’une mesure d’expertise en l’absence d’un commencement de preuve

Appliquant ce principe au cas d’espèce, le juge des référés relève la faiblesse des éléments apportés par la requérante pour étayer sa demande. Il note qu’elle « ne produit aucun témoignage sur les circonstances précises de sa chute et notamment sur le fait qu’elle aurait été causée par la fermeture automatique de la porte ». Cette carence probatoire initiale est mise en balance avec les éléments fournis par la collectivité défenderesse. Celle-ci a produit des photographies, des comptes-rendus d’entretien de l’ouvrage et un questionnaire adressé à son assureur qui suggèrent une autre cause à l’accident.

Le juge prend en considération le fait que la commune a avancé une explication alternative plausible, selon laquelle « l’accident résultait du fait que la victime n’avait pas vu la deuxième porte automatique et pas attendu son ouverture ». Face à l’absence de tout élément matériel venant corroborer la thèse du dysfonctionnement de la porte, le juge estime que l’expertise est dépourvue d’utilité. La mesure apparaîtrait en effet comme un moyen de pallier la carence de la demanderesse dans l’administration de la preuve qui lui incombe, ce qui n’est pas l’objet du référé prévu à l’article R. 532-1 du code de justice administrative.

II. La portée de la décision sur l’équilibre probatoire dans le contentieux de la responsabilité

En appliquant avec une telle rigueur le critère de l’utilité, la décision du juge des référés n’est pas sans incidence sur la charge de la preuve qui pèse sur la victime d’un dommage. Elle confronte le référé-expertise aux exigences du régime de responsabilité pour défaut d’entretien normal (A) et réaffirme la volonté de ne pas dévoyer cette procédure pour pallier la carence probatoire du demandeur (B).

A. La confrontation du référé-expertise au régime de la responsabilité pour défaut d’entretien normal

L’ordonnance rappelle le principe selon lequel la responsabilité du maître d’un ouvrage public est engagée de plein droit à l’égard d’un usager victime d’un dommage imputable à un défaut d’entretien normal. Ce régime de responsabilité sans faute est favorable à la victime, qui doit seulement prouver la réalité du dommage et son lien de causalité avec l’ouvrage. Il appartient ensuite à la personne publique de s’exonérer en prouvant l’entretien normal de l’ouvrage, la faute de la victime ou un cas de force majeure.

Or, en exigeant de la requérante qu’elle fournisse des éléments précis sur les circonstances de l’accident pour juger de l’utilité de l’expertise, le juge semble relever le seuil probatoire initial. L’expertise technique est souvent le seul moyen pour une victime de démontrer un défaut d’entretien normal, notamment dans le cas d’un mécanisme complexe comme une porte automatique. En refusant cette mesure faute d’éléments que seule l’expertise pourrait potentiellement révéler, le juge place la victime dans une situation délicate. La décision illustre la tension entre la facilité d’accès à la preuve permise par le référé-expertise et la nécessité d’éviter les demandes abusives ou dilatoires.

B. La prévention du risque de pallier la carence probatoire du demandeur

La solution retenue par le juge des référés d’appel s’analyse principalement comme un refus de dénaturer l’objet du référé-instruction. Cette procédure n’est pas destinée à permettre à un demandeur de se constituer un dossier à partir de rien, mais bien de consolider des allégations déjà étayées par un minimum d’éléments. Le juge considère que l’expertise ne saurait servir à « pallier la carence de la requérante dans l’administration de la preuve qui lui incombe ». Cette formule, classique, marque la limite de l’office du juge des référés.

La décision a ainsi une portée pédagogique : elle rappelle aux justiciables qu’une action en justice, même au stade préparatoire, doit reposer sur un fondement factuel et juridique suffisamment sérieux. En exigeant un commencement de preuve du lien de causalité, le juge assure un équilibre entre le droit à la preuve de la victime et la protection de la personne publique contre des procédures hasardeuses. Il confirme que l’utilité d’une expertise ne se présume pas et doit être appréciée concrètement, au risque, pour le demandeur, de voir sa demande rejetée et de devoir supporter seul la charge de prouver ses allégations dans le cadre d’un éventuel recours au fond.

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Hassan KOHEN
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