Cour d’appel administrative de Toulouse, le 24 juin 2025, n°23TL02190

L’exécution financière des marchés publics est une source fréquente de contentieux, notamment lorsque le décompte final des prestations et des paiements intervient. Dans un arrêt du 24 juin 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur le litige opposant un centre hospitalier à son cocontractant, une société chargée de l’exploitation et de la maintenance de ses installations techniques. Ce litige portait sur le règlement de nombreuses factures impayées ainsi que sur le versement d’intérêts moratoires pour retard de paiement. Saisi par l’établissement public de santé, le juge d’appel était invité à examiner la régularité du jugement de première instance, la recevabilité de la demande de la société au regard des procédures contractuelles de règlement des différends, et le bien-fondé des créances invoquées.

Les faits ayant conduit à ce litige débutent à l’issue d’un marché public de services conclu en 2017. Après la fin des prestations en 2019, des désaccords sont apparus sur le solde des comptes. La société titulaire a réclamé le paiement de plusieurs factures, certaines datant d’années antérieures. Face au silence de l’acheteur public, la société a saisi le tribunal administratif de Nîmes, qui, par deux jugements successifs des 30 mars et 29 juin 2023, a condamné le centre hospitalier à verser des sommes importantes au titre du principal et des intérêts de retard. Le centre hospitalier a interjeté appel de ces décisions, soutenant principalement que la réclamation de la société était tardive car elle n’avait pas été formulée dans les deux mois suivant un courrier du 9 juillet 2019 qui, selon lui, matérialisait le différend. Subsidiairement, il contestait la réalité des prestations facturées et le droit aux intérêts moratoires.

Il revenait donc au juge d’appel de déterminer si un simple courrier indiquant que des factures antérieures étaient « soldées » suffisait à caractériser l’apparition d’un différend au sens du cahier des clauses administratives générales, déclenchant ainsi le délai de forclusion pour présenter un mémoire de réclamation. Accessoirement, la cour devait se livrer à un examen détaillé de chaque créance contestée pour arrêter le solde exact du marché.

À la question principale, la cour administrative d’appel répond par la négative. Elle juge qu’une telle mention ne constitue pas une « prise de position écrite, explicite et non équivoque » de la part de l’acheteur, nécessaire pour faire naître un différend. Le point de départ du délai de réclamation a donc été fixé à une date ultérieure, découlant du silence gardé par l’hôpital après une mise en demeure de la société, ce qui rendait la demande de cette dernière recevable. Sur le fond, la cour procède à une analyse factuelle de chaque facture, en réforme le montant arrêté par les premiers juges, mais confirme le droit de la société au paiement d’intérêts moratoires pour les retards de paiement avérés. La décision d’appel illustre ainsi la rigueur avec laquelle le juge administratif définit les conditions de déclenchement du contentieux contractuel, avant de procéder à une vérification pragmatique des comptes entre les parties.

La solution retenue par la cour administrative d’appel s’articule autour d’une clarification orthodoxe de la procédure précontentieuse (I), laquelle conditionne l’examen au fond des créances et de leurs accessoires (II).

I. La caractérisation rigoureuse du point de départ du différend contractuel

La cour s’est d’abord attachée à définir avec précision le moment où naît le différend entre les parties, conditionnant la recevabilité de la réclamation. Elle a pour cela rejeté une interprétation extensive de la notion de prise de position de l’acheteur (A) pour consacrer une approche plus formalisée, protégeant les droits du titulaire (B).

A. Le rejet d’une prise de position équivoque de l’acheteur public

Le centre hospitalier soutenait que son courrier du 9 juillet 2019, affirmant que les factures antérieures à 2019 étaient « soldées », constituait le point de départ du différend. Cette analyse aurait eu pour effet de rendre forclose la réclamation de son cocontractant, présentée hors du délai de deux mois prévu par l’article 37.2 du CCAG Fournitures Courantes et Services. Cependant, le juge d’appel écarte cette argumentation en se fondant sur une jurisprudence établie. Pour qu’un différend soit considéré comme étant apparu, il exige une « prise de position écrite, explicite et non équivoque » de l’acheteur.

En l’espèce, la cour estime que la simple mention que des factures sont « soldées », dans un courrier qui n’est pas la réponse à une demande de paiement formelle, ne revêt pas ce caractère explicite et non équivoque. Cette formule peut en effet relever d’une simple observation comptable et non d’un refus de paiement ferme et définitif. En adoptant cette lecture stricte, le juge protège le titulaire du marché contre le risque de se voir opposer une forclusion sur la base d’un document ambigu. La solution garantit ainsi que le point de départ d’un délai aussi contraignant soit objectivement et clairement établi, évitant que l’une des parties ne soit piégée par une interprétation unilatérale de l’autre.

B. La consécration d’un processus formalisé par la mise en demeure du titulaire

Écartant le courrier du 9 juillet 2019, la cour a dû déterminer la véritable date d’apparition du différend. Elle la fixe en deux temps, conformément à une logique procédurale bien établie. D’abord, elle considère que le courrier adressé par la société au centre hospitalier le 17 octobre 2019, qui contenait une demande de paiement des factures, doit être regardé comme une mise en demeure pour l’acheteur de prendre position. Ensuite, face à l’absence de réponse, le silence gardé par l’établissement public pendant deux mois a fait naître une décision implicite de rejet le 17 décembre 2019.

C’est donc à cette date que le différend est formellement apparu. Par conséquent, le mémoire en réclamation de la société, présenté le 11 février 2020, respectait bien le délai de deux mois. Cette approche, en plus d’être conforme à la lettre de l’article 37 du CCAG, présente une valeur juridique certaine. Elle assure la sécurité juridique des relations contractuelles en subordonnant la naissance du litige à un acte formel du créancier ou à une réponse claire du débiteur. Le juge administratif confirme ainsi que la seule inertie de l’acheteur à payer ses factures ne suffit pas à caractériser un différend, tant qu’elle n’est pas suivie d’une démarche contradictoire claire.

II. Le contrôle pragmatique des créances et de leurs accessoires

Une fois la recevabilité de la demande admise, la cour a procédé à l’examen au fond des sommes réclamées. Elle a opéré une ventilation minutieuse de la charge de la preuve entre les parties (A), ce qui a eu une conséquence directe sur le calcul des intérêts moratoires dus (B).

A. La ventilation minutieuse de la charge de la preuve

Le second apport de la décision réside dans l’application rigoureuse des règles de preuve en matière contractuelle. Le juge d’appel ne se contente pas des affirmations des parties et examine chaque facture contestée. D’une part, il rejette la demande en paiement pour une facture dès lors que le centre hospitalier produit les mandats de paiement correspondants. Il appartient en effet au créancier qui, malgré les preuves de paiement produites, soutient ne pas avoir été réglé, de le démontrer.

D’autre part, concernant des prestations supplémentaires facturées par la société, la cour les écarte au motif que, dans un marché à prix global et forfaitaire, le titulaire doit prouver qu’elles étaient « indispensables à l’exécution du marché dans les règles de l’art ». Une simple augmentation du nombre d’appels à une hotline ne suffit pas à établir ce caractère indispensable. Inversement, lorsque le centre hospitalier se borne à alléguer que des prestations n’ont pas été exécutées sans apporter le moindre commencement de preuve, le juge fait droit à la demande de la société. Cette application distributive de la charge de la preuve est classique, mais son application casuistique démontre le rôle concret du juge du contrat dans le règlement financier du marché.

B. La conséquence appliquée aux intérêts moratoires

L’apurement des comptes au principal a logiquement une incidence sur les accessoires de la créance, en particulier les intérêts moratoires. Ayant réduit le montant des factures impayées, la cour réforme le jugement de première instance sur ce point. Elle rappelle cependant que le droit aux intérêts moratoires est automatique en cas de dépassement du délai de paiement contractuel, ici fixé à cinquante jours pour un établissement public de santé.

De manière significative, la cour condamne le centre hospitalier à verser des intérêts de retard pour un ensemble de 144 factures qui avaient été réglées, mais après l’échéance contractuelle. Elle écarte l’argument de l’hôpital selon lequel ces factures n’avaient pas été déposées sur la plateforme dématérialisée « Chorus », en relevant que cette application n’était pas encore en service au sein de l’établissement à l’époque des faits. Cette solution de bon sens rappelle que les obligations procédurales ne peuvent être opposées à un cocontractant si les moyens techniques pour les respecter ne sont pas encore opérationnels. En confirmant le droit au paiement de plus de 100 000 euros d’intérêts pour des factures déjà acquittées, la décision souligne la portée dissuasive du mécanisme, destiné à sanctionner non pas le refus de payer, mais le simple retard.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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