Cour d’appel administrative de Toulouse, le 6 février 2025, n°24TL02205

Une collectivité territoriale, s’estimant victime de pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par plusieurs sociétés de construction de poids lourds et sanctionnées par la Commission européenne, a cherché à faire établir l’étendue de son préjudice. Pour ce faire, elle a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse d’une demande d’expertise sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance du 16 juillet 2024, cette demande a été rejetée. La collectivité a alors interjeté appel de cette décision. Dans son arrêt du 6 février 2025, la cour administrative d’appel de Toulouse était confrontée à une double interrogation. D’une part, il lui fallait déterminer si le fait pour un magistrat d’avoir un litige personnel en cours avec une partie pouvait constituer une raison sérieuse de douter de son impartialité et ainsi vicier sa décision. D’autre part, et après avoir répondu par l’affirmative à cette première question, elle devait se prononcer sur l’utilité d’une mesure d’expertise demandée en référé alors même qu’une action au fond visant à l’indemnisation du même préjudice était déjà engagée. La cour administrative d’appel annule l’ordonnance de première instance, estimant que le principe d’impartialité a été méconnu. Évoquant l’affaire, elle rejette cependant au fond la demande d’expertise, faute pour le demandeur de justifier d’une utilité spécifique à la mesure sollicitée dans le cadre de la procédure de référé, distincte de celle que pourrait ordonner le juge du fond.

La décision commentée illustre avec clarté la double fonction du juge d’appel, à la fois gardien des principes processuels fondamentaux et régulateur des procédures d’urgence. Ainsi, si la cour censure sans détour une atteinte à l’apparence d’impartialité (I), elle n’en adopte pas moins une conception restrictive de l’office du juge du référé-instruction lorsque le litige principal est déjà pendant (II).

I. La censure de l’atteinte au principe d’impartialité

La cour administrative d’appel rappelle avec force que l’exigence d’impartialité constitue une garantie fondamentale, dont la méconnaissance entraîne l’annulation de la décision juridictionnelle. Elle se fonde sur une appréciation concrète de la situation du juge de première instance pour retenir une violation du principe (A), ce qui la conduit à annuler l’ordonnance et à statuer elle-même sur la demande (B).

A. La consécration d’une approche subjective de l’impartialité

Le principe d’impartialité, qui découle des principes généraux du droit et est garanti par le droit européen, interdit à un juge de manifester un parti pris. Il s’apprécie objectivement, au regard de l’organisation de la justice, mais aussi subjectivement, en s’attachant à la situation personnelle du magistrat. En l’espèce, la cour ne recherche pas si la juge des référés a effectivement fait preuve de partialité dans son raisonnement, mais examine si sa situation était de nature à faire naître un doute légitime dans l’esprit du justiciable.

L’arrêt relève qu’il ressort des pièces du dossier que la magistrate « est en litige avec le département […] sur l’attribution d’une prestation ». Pour la cour, même si ce second litige est sans rapport avec l’affaire dont elle était saisie, cette circonstance est suffisante. Elle considère que « cette situation peut avoir fait naître pour le département de la Haute-Garonne des craintes légitimes que la juge des référés n’aborde pas son affaire avec l’impartialité requise ». En adoptant cette perspective, la cour protège l’image de la justice et la confiance que les justiciables doivent pouvoir lui porter, au-delà de la seule réalité d’un éventuel parti pris.

B. L’annulation, conséquence nécessaire de la méconnaissance du principe

La constatation d’une méconnaissance du principe d’impartialité emporte une conséquence radicale : l’irrégularité de la décision rendue. La cour administrative d’appel ne pouvait que prononcer l’annulation de l’ordonnance du tribunal administratif. Cette sanction, qui prive rétroactivement la décision de tout effet juridique, s’imposait dès lors qu’un principe essentiel de la procédure juridictionnelle avait été violé.

En conséquence de cette annulation, la cour décide de faire application de l’effet dévolutif de l’appel et d’évoquer l’affaire. Plutôt que de renvoyer le litige devant le tribunal administratif pour qu’il soit à nouveau jugé par une formation impartiale, elle choisit de statuer immédiatement sur la demande d’expertise. Cette démarche, qui favorise une bonne administration de la justice en évitant des délais supplémentaires, conduit la cour à examiner elle-même l’utilité de la mesure d’instruction sollicitée.

Après avoir sanctionné la forme, le juge d’appel se prononce sur le fond de la demande de référé, adoptant une position rigoureuse quant aux conditions de son admission.

II. Une conception restrictive de l’utilité du référé-instruction

L’office du juge du référé-instruction, défini à l’article R. 532-1 du code de justice administrative, est subordonné à l’utilité de la mesure prescrite. Si la cour rappelle que la saisine du juge du fond n’exclut pas par principe le recours à cette procédure (A), elle exige néanmoins la démonstration d’un intérêt particulier justifiant son déclenchement, ce qui fait défaut en l’espèce (B).

A. L’autonomie de principe du référé-expertise face à l’instance au fond

Le juge des référés peut prescrire « toute mesure utile d’expertise ou d’instruction », et ce, « même en l’absence de décision administrative préalable ». La jurisprudence a depuis longtemps admis que le caractère utile d’une telle mesure doit s’apprécier dans la perspective d’un litige principal, actuel ou éventuel. La seule circonstance qu’une requête au fond ait déjà été introduite ne suffit donc pas à rendre inutile une demande d’expertise en référé.

L’arrêt le confirme explicitement en jugeant qu’« il peut être fait application des dispositions de l’article R. 532-1, alors même qu’une requête aux fins d’indemnisation est en cours d’instruction ». Cette position préserve l’autonomie de la procédure de référé, qui peut répondre à des besoins spécifiques tels que la conservation de preuves ou la nécessité d’obtenir rapidement des éléments techniques avant que le juge du fond ne soit en mesure de statuer. Toutefois, cette autonomie n’est pas sans limite et suppose que le demandeur puisse justifier d’un besoin distinct de la simple préparation de son argumentation au fond.

B. Le rejet de la demande en l’absence de circonstances particulières avérées

C’est sur ce point que la cour se montre exigeante. Elle recherche si le département requérant établit l’existence de « circonstances particulières » conférant à sa demande une utilité spécifique. Or, les arguments avancés sont jugés insuffisants. Ni l’ancienneté des faits, alors que la collectivité dispose déjà des pièces nécessaires, ni la prétendue urgence liée à la prescription, puisque l’action est déjà engagée, ne caractérisent un tel intérêt.

Le cœur du raisonnement de la cour réside dans la comparaison entre les pouvoirs du juge des référés et ceux du juge du fond. Elle estime qu’« aucune circonstance particulière ne confèrerait donc à la mesure qu’il est demandé au juge des référés d’ordonner un caractère d’utilité différent de celui de la mesure que le juge du fond, pourra décider, le cas échéant, dans l’exercice de ses pouvoirs de direction de l’instruction ». En d’autres termes, dès lors que le juge du fond peut ordonner la même mesure avec la même efficacité, le recours au juge des référés, conçu pour l’urgence ou la nécessité, perd son utilité. Cette solution, bien que sévère pour le demandeur, a le mérite de prévenir l’instrumentalisation du référé-instruction comme simple substitut aux pouvoirs d’instruction du juge du fond.

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Hassan KOHEN
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