Par un arrêt en date du 1er avril 2025, la Cour administrative d’appel de Versailles a été amenée à se prononcer sur la légalité d’une mesure d’expulsion prise à l’encontre d’un ressortissant étranger, père de deux enfants de nationalité française. En l’espèce, un individu de nationalité algérienne, entré en France en 2005 à l’âge de dix-sept ans, s’est vu notifier par le préfet du Val-d’Oise un arrêté d’expulsion le 11 juillet 2023, fondé sur une condamnation pénale antérieure. Il avait en effet été condamné en 2017 à une peine de cinq ans d’emprisonnement ferme pour son rôle dans un trafic de stupéfiants. Le requérant, père de deux filles françaises nées en 2012 et 2014, a contesté cette décision administrative. Par un jugement du 1er octobre 2024, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande. L’intéressé a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment que la mesure d’expulsion méconnaissait sa qualité de parent d’enfant français qui devait le protéger, et portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il se posait donc à la Cour la question de savoir si la condamnation à une peine de cinq ans d’emprisonnement ferme était de nature à priver un ressortissant étranger de la protection contre l’expulsion dont il bénéficie au titre de sa parenté avec des enfants français, et si, dans cette hypothèse, la mesure d’éloignement constituait une ingérence proportionnée aux buts poursuivis. La Cour administrative d’appel rejette la requête, confirmant la légalité de l’expulsion. Elle juge que la condamnation pénale subie par le requérant le fait entrer dans le champ d’une dérogation légale à la protection contre l’expulsion. Elle estime ensuite que, compte tenu de la gravité des faits et des gages limités de réinsertion, la mesure ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de l’intéressé.
La décision de la Cour administrative d’appel illustre l’application rigoureuse des dispositions dérogatoires permettant l’expulsion d’un étranger théoriquement protégé (I), ce qui la conduit à faire prévaloir les impératifs d’ordre public sur le droit au respect de la vie privée et familiale dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité (II).
I. L’application rigoureuse de la dérogation à la protection contre l’expulsion
La Cour valide le raisonnement du préfet en confirmant d’abord que la condamnation pénale du requérant neutralise le régime de protection dont il aurait dû bénéficier (A), pour ensuite vérifier que sa situation justifiait une mesure fondée sur la menace grave pour l’ordre public (B).
A. La neutralisation de la protection attachée à la qualité de parent d’enfant français
Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile organise une protection spécifique pour certaines catégories d’étrangers dont l’expulsion ne peut être prononcée que pour des motifs d’une particulière gravité. L’article L. 631-2 de ce code vise notamment l’étranger « qui est père (…) d’un enfant français mineur résidant en France », lequel ne peut être expulsé que si la mesure constitue « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique ». Le requérant entendait se prévaloir de ce régime protecteur. Cependant, la Cour écarte son application en se fondant sur une exception prévue par ce même article. En effet, celui-ci dispose qu’un étranger protégé peut néanmoins faire l’objet d’une expulsion en application du régime de droit commun de l’article L. 631-1 s’il a été « condamné définitivement à une peine d’emprisonnement ferme au moins égale à cinq ans ».
La Cour constate de manière factuelle que l’intéressé entre précisément dans ce cas de figure. Elle relève qu’il « a été condamné définitivement, par jugement du 15 mai 2017 du tribunal correctionnel de Pontoise, à une peine ferme de cinq ans d’emprisonnement ». Cette seule constatation suffit à écarter le régime de protection renforcée. La conséquence juridique est immédiate : le préfet n’avait pas à démontrer que l’expulsion constituait une « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique ». Il pouvait légalement fonder sa décision sur le régime général de l’article L. 631-1, qui n’exige qu’une « menace grave pour l’ordre public ». L’arrêt applique ainsi sans détour la lettre du texte, consacrant la volonté du législateur de priver de leur protection des individus ayant commis des infractions d’une certaine gravité, objectivée par le quantum de la peine prononcée.
B. L’appréciation de la menace grave pour l’ordre public
Une fois la protection levée, il restait à la Cour à vérifier si la condition de menace grave pour l’ordre public était bien remplie. L’appréciation de cette notion relève du pouvoir d’appréciation de l’administration, sous le contrôle du juge. En l’espèce, la Cour se fonde sur la « nature et à la gravité des faits pour lesquels M. A… a été condamné », à savoir son « rôle prépondérant dans l’organisation d’un trafic de produits stupéfiants ». Elle prend en considération les arguments du requérant, qui invoque l’ancienneté des faits commis en 2014 et ses démarches de réinsertion.
Toutefois, le juge se montre exigeant sur la preuve de cette réinsertion. Il observe que l’intéressé « ne justifie pas de la réalité de sa réinsertion en se bornant à produire des documents attestant d’une activité professionnelle entre les mois de février 2022 à janvier 2023, sans verser au dossier la promesse d’embauche qu’il soutient avoir obtenu ensuite ». Le caractère parcellaire des preuves fournies ne permet pas de contrebalancer la gravité de la condamnation initiale. La Cour estime donc que le préfet a pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer que la présence de l’intéressé constituait encore une menace grave pour l’ordre public à la date de l’arrêté. Cette analyse souligne que la charge de la preuve d’un amendement et d’une réinsertion sociale effective pèse lourdement sur l’étranger dont le comportement passé a révélé une dangerosité certaine.
II. La prévalence de l’ordre public dans la mise en balance avec la vie privée et familiale
Au-delà de la légalité interne, la Cour exerce un contrôle de proportionnalité de la mesure au regard des droits fondamentaux du requérant. Elle procède à un examen détaillé des attaches familiales de l’intéressé en France (A), avant de conclure que l’expulsion ne constitue pas une atteinte disproportionnée, donnant la priorité à la défense de l’ordre public (B).
A. L’examen concret des liens familiaux en France
Le requérant invoquait une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Pour apprécier ce moyen, la Cour se livre à une analyse minutieuse de la situation personnelle et familiale de l’intéressé. Elle relève sa présence en France depuis l’âge de dix-sept ans, son mariage avec une ressortissante française, la naissance de ses deux filles et son divorce. Le juge ne se contente pas des allégations du requérant concernant une reprise de la vie commune avec son ex-épouse.
La Cour souligne les contradictions et le manque de preuves tangibles, notant que « l’attestation de l’intéressée, établie à une date postérieure à celle de l’arrêté contesté et qui ne précise pas la date à laquelle cette vie commune aurait repris, et les quelques justificatifs de sorties en famille ne sauraient suffire à établir la réalité d’une telle vie commune ». De même, elle relève que le requérant ne conteste pas sérieusement avoir conservé des liens familiaux dans son pays d’origine, où il a vécu jusqu’à l’adolescence. Cet examen factuel approfondi démontre la volonté du juge administratif de ne pas s’en tenir à la seule existence formelle de liens familiaux, mais d’en sonder la réalité et l’intensité pour mesurer l’impact réel de la mesure d’éloignement.
B. La primauté de l’ordre public sur l’intérêt supérieur de l’enfant
La mise en balance des intérêts en présence constitue le cœur du contrôle de proportionnalité. D’un côté, la présence en France des deux enfants mineures du requérant et l’atteinte que leur porterait l’éloignement de leur père. De l’autre, la gravité de l’infraction commise et la nécessité de « préserver l’ordre public et de prévenir les infractions pénales ». La Cour prend également en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, garanti par l’article 3-1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant.
Cependant, elle relativise l’impact de l’expulsion sur les enfants en relevant qu’elles « ont déjà été éloignées de leur père, pendant la durée de l’incarcération de l’intéressé, au cours de laquelle la famille a fait le choix de ne pas organiser de visites ». Cet élément factuel est déterminant, car il suggère que la rupture du lien n’est pas une conséquence nouvelle et directe de la seule mesure d’expulsion, mais qu’elle a déjà été expérimentée par le passé. En définitive, face à la gravité de la menace pour l’ordre public et aux gages de réinsertion jugés insuffisants, le juge conclut que l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale du requérant n’est pas disproportionnée. La décision consacre ainsi une primauté de l’objectif de défense de l’ordre public, même face à la situation d’un père d’enfants français, dès lors que son comportement passé l’a privé de son statut protecteur.