Cour d’appel administrative de Versailles, le 16 janvier 2025, n°23VE00228

Par un arrêt en date du 16 janvier 2025, la cour administrative d’appel de Versailles a été amenée à se prononcer sur la légalité d’une mesure d’éloignement prise à l’encontre d’un ressortissant étranger en situation irrégulière. En l’espèce, un individu de nationalité libyenne, présent sur le territoire français depuis de nombreuses années sans titre de séjour, a fait l’objet d’un arrêté du préfet de police lui ordonnant de quitter le territoire français sans délai. Cette décision administrative faisait suite à son interpellation pour des faits de nature criminelle. L’intéressé, qui se prévalait d’attaches en France et de graves problèmes de santé, a contesté cette mesure. Saisi en première instance, le tribunal administratif de Versailles avait rejeté sa demande d’annulation par un jugement du 28 décembre 2022. Le requérant a donc interjeté appel de ce jugement, soutenant que l’arrêté préfectoral portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, était entaché d’une erreur manifeste d’appréciation et l’exposait à des traitements inhumains et dégradants en raison de son état de santé et de l’indisponibilité alléguée des soins dans son pays d’origine. Se posait ainsi à la cour la question de savoir si la mesure d’éloignement d’un étranger, certes présent de longue date sur le territoire mais sans intégration probante et représentant une menace pour l’ordre public, constituait une ingérence disproportionnée dans ses droits fondamentaux, notamment au regard de son état de santé, dès lors qu’il n’apportait pas la preuve de l’absence d’un accès effectif aux soins dans son pays de renvoi. La cour administrative d’appel de Versailles a répondu par la négative, jugeant que ni le droit au respect de la vie privée et familiale ni la protection contre les traitements inhumains et dégradants ne faisaient obstacle à l’exécution de la mesure d’éloignement. Elle a donc rejeté la requête et confirmé la légalité de la décision préfectorale.

Cette solution, qui s’inscrit dans une approche pragmatique du contrôle des mesures d’éloignement, repose sur une application rigoureuse des critères d’appréciation traditionnels (I), dont la mise en œuvre, conditionnée par la charge de la preuve pesant sur le requérant, en relativise cependant la portée (II).

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I. La stricte application des critères de contrôle de la mesure d’éloignement

La cour administrative d’appel fonde sa décision sur une double analyse qui examine successivement l’atteinte potentielle au droit au respect de la vie privée et familiale (A) et le risque encouru par l’étranger du fait de son état de santé en cas de retour dans son pays d’origine (B).

A. L’appréciation souveraine de l’atteinte à la vie privée et familiale

Conformément à une jurisprudence constante, le juge administratif opère une balance des intérêts en présence pour déterminer si une mesure d’éloignement porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans le cas présent, la cour prend en considération la longue durée de présence de l’intéressé sur le territoire national, quand bien même celle-ci serait en partie sujette à caution. Elle relève également ses attaches amicales et sa situation médicale. Cependant, ces éléments sont mis en balance avec des considérations d’ordre public jugées prépondérantes. Le juge souligne ainsi que le requérant, « célibataire et sans charge de famille », n’a démontré « aucune forme d’intégration sociale ni professionnelle sur le territoire national ». Surtout, la cour accorde un poids déterminant à la circonstance qu’il a été « interpellé l’avant-veille de l’arrêté litigieux pour tentative d’homicide volontaire ». En l’absence de liens familiaux constitués en France et face à une menace grave pour l’ordre public, l’ancienneté de la résidence ne suffit pas à caractériser une atteinte disproportionnée.

B. Le contrôle restreint du risque lié à l’état de santé

S’agissant du grief tiré de la violation de l’article 3 de la même convention, la cour applique le critère jurisprudentiel exigeant, qui subordonne la censure d’une mesure d’éloignement à une double condition cumulative. D’une part, l’état de santé de l’étranger doit nécessiter une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité. D’autre part, il doit être établi qu’il ne pourrait pas effectivement bénéficier de ce traitement dans le pays de renvoi. Dans cette affaire, la cour examine la situation pathologique du requérant, porteur du VIH, souffrant d’hépatite C et d’autres affections chroniques. Elle semble admettre, au moins implicitement, que la première condition pourrait être remplie. Toutefois, son raisonnement se focalise sur le second critère. Le juge constate que le requérant « n’établit pas qu’il n’aurait pas effectivement accès à ces traitements en Lybie ». Faute de cette démonstration, le moyen est écarté, la cour appliquant avec rigueur le principe selon lequel la charge de la preuve de l’indisponibilité des soins pèse sur l’étranger qui s’en prévaut.

L’orthodoxie de ce raisonnement, qui conduit à valider la décision préfectorale, ne doit cependant pas occulter la portée essentiellement casuistique de la solution, largement dictée par la défaillance probatoire du requérant.

II. La portée relative d’une décision conditionnée par la charge de la preuve

Cet arrêt illustre parfaitement comment l’application des standards de protection des droits fondamentaux peut être neutralisée par les règles relatives à la charge de la preuve. Cette exigence probatoire se manifeste tant dans l’appréciation de l’intégration de l’étranger (A) que, de manière plus décisive encore, dans l’évaluation du risque médical (B).

A. Le poids déterminant de la menace à l’ordre public

Dans le cadre du contrôle de proportionnalité opéré au titre de l’article 8 de la convention, la balance des intérêts penche très nettement en défaveur du requérant en raison de la menace qu’il représente pour l’ordre public. La gravité des faits qui lui sont reprochés, une tentative d’homicide volontaire, constitue un élément dirimant qui minore considérablement le poids des autres aspects de sa vie privée en France. La cour relève son absence d’intégration, mais il s’agit moins d’un constat positif que de l’absence de preuves contraires. Le requérant n’a pas su ou pu démontrer l’existence de liens sociaux ou professionnels suffisamment denses pour contrebalancer le trouble majeur à l’ordre public que sa présence engendrerait. La solution est donc avant tout une décision d’espèce, dont la sévérité s’explique par la particularité des faits. Elle ne saurait être interprétée comme un durcissement général du contrôle de l’atteinte à la vie privée, mais plutôt comme un rappel que l’intensité de ce contrôle est inversement proportionnelle à la gravité de la menace que l’étranger fait peser sur la société.

B. L’exigence rigoureuse de la preuve de l’indisponibilité des soins

La question de la preuve est encore plus centrale dans l’analyse conduite au regard de l’article 3 de la convention. La cour ne se prononce pas sur la réalité de l’offre de soins en Libye pour les pathologies dont souffre le requérant. Elle se contente de constater que ce dernier n’a pas rempli l’obligation qui lui incombait de démontrer l’indisponibilité ou l’inaccessibilité de ces traitements. Cette approche, si elle est juridiquement fondée, soulève en pratique des difficultés considérables pour les requérants. Il est souvent très difficile pour un individu, surtout lorsqu’il est détenu, de se procurer des documents fiables et actualisés sur l’état du système de santé d’un pays tiers, a fortiori un pays connaissant une forte instabilité. En faisant reposer l’intégralité du fardeau probatoire sur le requérant sans exiger de l’administration qu’elle produise des éléments d’information contradictoires, le juge administratif adopte une position qui, tout en étant conforme à la lettre de la jurisprudence, peut en pratique rendre la protection garantie par l’article 3 largement théorique pour les étrangers les plus vulnérables. La portée de cet arrêt est donc limitée : il ne tranche pas la question de fond de la sécurité d’un renvoi sanitaire vers la Libye, mais se borne à sanctionner une carence dans l’argumentation et la production de pièces du dossier du requérant.

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