Par un arrêt en date du 27 mars 2025, la Cour administrative d’appel de Versailles a annulé un jugement du tribunal administratif de Versailles ainsi qu’un arrêté préfectoral portant obligation de quitter le territoire français. Cette décision illustre l’application du contrôle de proportionnalité par le juge administratif en matière de police des étrangers, particulièrement au regard du droit au respect de la vie privée et familiale.
Un ressortissant étranger, entré en France en 2017 à l’âge de quinze ans, a été pris en charge par l’aide sociale à l’enfance jusqu’à sa majorité. Titulaire d’un titre de séjour pendant plusieurs années, il n’a pu en obtenir le renouvellement en raison d’un dossier jugé incomplet. Au cours de son séjour, il est devenu le père de deux enfants français et a conclu un pacte civil de solidarité avec une ressortissante française. Faisant l’objet d’un contrôle d’identité en novembre 2023, le préfet de l’Essonne a pris à son encontre un arrêté lui faisant obligation de quitter le territoire français sans délai et lui interdisant le retour pour une durée d’un an.
Saisi par l’intéressé, le tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande d’annulation par un jugement du 16 février 2024. Le requérant a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant que l’arrêté préfectoral portait une atteinte disproportionnée à sa vie privée et familiale, et invoquant notamment les stipulations de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il mettait en avant son parcours d’intégration depuis sa minorité et la solidité de ses liens familiaux en France. Le préfet, pour sa part, concluait au rejet de la requête, estimant que les moyens soulevés n’étaient pas fondés.
Il revenait donc à la Cour administrative d’appel de déterminer si une mesure d’éloignement, assortie d’une interdiction de retour, constituait une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée et familiale d’un étranger bénéficiant d’attaches personnelles et familiales particulièrement fortes sur le territoire, malgré l’irrégularité de sa situation administrative et des antécédents judiciaires n’ayant pas donné lieu à des poursuites.
La cour répond par l’affirmative. Elle juge qu’au vu des « circonstances particulières de l’espèce », la décision préfectorale a porté une atteinte excessive au droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et familiale. Pour ce faire, le juge se livre à une analyse détaillée de la situation du requérant, où l’intensité de son intégration et de ses liens familiaux l’emporte sur les considérations d’ordre public.
La solution retenue par la cour administrative d’appel consacre une appréciation concrète et approfondie de la situation personnelle et familiale du requérant (I), ce qui conduit à une relativisation des éléments tenant à l’ordre public et circonscrit la portée de la décision (II).
***
I. Une appréciation concrète de la situation personnelle et familiale
La cour fonde sa décision sur une évaluation minutieuse des éléments de la vie privée et familiale du requérant. Elle examine d’abord son parcours d’intégration depuis son arrivée en France (A), avant d’accorder un poids déterminant à l’intensité de ses liens familiaux (B).
A. La prise en compte d’un parcours d’intégration réussi
Le juge administratif ne s’est pas limité à l’examen de la situation administrative irrégulière du requérant au jour de la décision contestée. Il a au contraire retracé l’ensemble de son parcours depuis son entrée en France alors qu’il était mineur. La cour relève ainsi sa scolarisation, sa prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, puis la signature d’un contrat jeune majeur, signes d’un encadrement institutionnel et d’une volonté d’insertion.
De plus, la décision souligne que l’intéressé a su mettre à profit cette période pour construire un avenir professionnel. Le juge énumère les formations suivies et les diplômes obtenus, notamment un « brevet d’études professionnelles d’installation des systèmes énergétiques et climatiques » et un « certificat d’aptitude professionnelle de monteur installations sanitaires ». L’exercice effectif d’un emploi de plombier pendant plus de deux ans, alors qu’il était en situation régulière, est également mis en exergue comme une preuve tangible de son intégration économique et sociale. Cette méthode d’analyse globale démontre que le juge attache une importance particulière à la continuité du parcours d’une personne, même lorsque celui-ci a été temporairement interrompu par des difficultés administratives.
B. Le poids décisif des attaches familiales
Au-delà de l’intégration sociale et professionnelle, ce sont les liens familiaux du requérant qui emportent la conviction de la cour. Le juge prend soin de détailler la situation de chacun des deux enfants français de l’intéressé. Concernant l’aînée, atteinte de troubles du spectre autistique et placée auprès de l’aide sociale à l’enfance, la cour retient que son père a su construire une relation affective stable, à tel point que sa présence est jugée « essentielle à l’équilibre et au développement de cet enfant ». En citant directement l’avis des services sociaux, le juge fait de l’intérêt supérieur de l’enfant un critère central de son appréciation.
La cour note également l’existence d’une vie familiale stable avec une conjointe de nationalité française, matérialisée par un pacte civil de solidarité, un logement commun et la naissance d’un second enfant. La naissance de ce dernier, bien que postérieure à l’arrêté contesté, est prise en compte pour évaluer la situation actuelle de la famille. En combinant ces éléments, le juge administratif conclut à l’existence d’une vie privée et familiale dont le centre se trouve incontestablement en France, rendant la mesure d’éloignement particulièrement attentatoire.
L’analyse approfondie des attaches du requérant en France conduit logiquement la cour à minimiser les éléments qui lui sont défavorables, révélant ainsi la portée de son contrôle en matière de police des étrangers.
II. La portée du contrôle de proportionnalité en matière de police des étrangers
En annulant la décision préfectorale, la cour effectue une mise en balance des intérêts en présence qui la conduit à faire prévaloir les droits fondamentaux du requérant. Elle procède à une neutralisation des fautes reprochées à l’intéressé (A), tout en livrant une décision qui, par sa motivation, s’apparente à une solution d’espèce (B).
A. La neutralisation des atteintes à l’ordre public
Le préfet fondait en partie sa décision sur l’existence de trois signalements au traitement des antécédents judiciaires du requérant. Toutefois, la cour prend soin de préciser que ces signalements « n’ont pas été suivis de poursuites ». Cette mention est essentielle, car elle permet au juge de minorer la gravité des faits reprochés. En l’absence de condamnation pénale, les faits perdent leur caractère de trouble avéré à l’ordre public pour n’être plus que des soupçons non confirmés par l’autorité judiciaire.
De même, l’irrégularité du séjour, motif principal de l’arrêté, est mise en perspective avec le parcours antérieur du requérant, qui a bénéficié d’un titre de séjour pendant plusieurs années. La cour rappelle que le classement sans suite de sa demande de renouvellement était motivé par l’incomplétude de son dossier, une faute administrative qui n’est pas assimilée à une volonté délibérée de se soustraire à la loi. Cette approche permet de relativiser les manquements de l’administré au regard de l’intensité de son ancrage en France et des conséquences d’une séparation familiale.
B. Une solution d’espèce protectrice des droits fondamentaux
En précisant que sa décision est rendue « dans les circonstances particulières de l’espèce », la cour signale que sa solution est avant tout une application du contrôle de proportionnalité à une situation factuelle spécifique. Il ne s’agit pas d’un arrêt de principe posant une nouvelle règle générale, mais de l’illustration du pouvoir d’appréciation du juge administratif face à des situations humaines complexes. La portée de cet arrêt est donc moins normative que pédagogique : il rappelle à l’administration que son pouvoir de police des étrangers n’est pas discrétionnaire et doit se plier à une balance des intérêts rigoureuse.
Cette décision réaffirme ainsi le rôle du juge comme garant des libertés fondamentales, en particulier le droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne. Elle montre que, même en situation irrégulière, un ressortissant étranger ne peut être éloigné lorsque cette mesure porterait une atteinte excessive à ses liens tissés en France, surtout lorsque l’intérêt supérieur d’enfants français est en jeu. La solution, bien que dictée par les faits, constitue un rappel exigeant à l’adresse de l’autorité préfectorale sur la nécessité de procéder à un examen complet et individualisé de chaque situation avant de prendre une mesure aussi grave qu’une obligation de quitter le territoire.