Par un arrêt en date du 29 avril 2025, la Cour administrative d’appel de Versailles s’est prononcée sur la qualification d’acte anormal de gestion en matière fiscale. La décision examinée précise les conditions dans lesquelles la renonciation à une recette par une entreprise peut être constitutive d’une libéralité imposable. En l’espèce, une société spécialisée dans le transport sanitaire a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle l’administration fiscale a réintégré dans ses bénéfices imposables la valeur de plusieurs autorisations de mise en service (AMS). L’administration considérait que la société avait cédé ces actifs incorporels à d’autres entités sans percevoir de contrepartie financière, ce qui caractérisait un appauvrissement injustifié.
Saisi d’une demande en décharge de ces impositions, le tribunal administratif d’Orléans a rejeté le recours de la société par un jugement du 26 août 2022. La société a interjeté appel de cette décision, contestant tant la régularité de la procédure que le bien-fondé de la rectification. Elle soutenait principalement qu’aucune cession n’était intervenue et que les opérations s’inscrivaient dans des arrangements financiers complexes au sein d’un groupe de sociétés, excluant toute intention libérale. Le problème de droit soumis à la cour consistait donc à déterminer si la cession d’un actif incorporel sans encaissement du prix, au profit d’une autre société, constituait un acte anormal de gestion, alors même que l’entreprise cédante invoquait l’existence d’un intérêt commercial indirect et de garanties au sein de son groupe.
La cour administrative d’appel rejette la requête de la société et confirme le jugement de première instance. Elle juge que l’entreprise n’a pas apporté la preuve de l’existence de contreparties réelles et suffisantes justifiant son renoncement à percevoir le produit de la cession de ses actifs. En conséquence, la cour estime que l’administration fiscale était fondée à considérer que la société s’était privée d’une recette sans que cela soit justifié par son intérêt propre, caractérisant ainsi un acte anormal de gestion. Cette décision, en appliquant avec rigueur les principes directeurs de la gestion commerciale normale, illustre la charge probatoire pesant sur le contribuable (I) avant d’entériner les conséquences financières sévères qui en découlent (II).
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I. La caractérisation de l’acte anormal de gestion par la renonciation à recettes
La cour fonde sa décision sur une application classique de la théorie de l’acte anormal de gestion, en précisant d’abord le mécanisme probatoire applicable à la renonciation à recettes (A), puis en exerçant un contrôle concret sur l’intérêt réel de l’entreprise à consentir un tel avantage (B).
A. Le renversement de la charge de la preuve en l’absence de contrepartie justifiée
L’arrêt rappelle avec clarté la répartition de la charge de la preuve en matière d’acte anormal de gestion. Conformément à une jurisprudence établie, il appartient à l’administration d’établir les faits qui permettent de présumer qu’une entreprise a consenti un avantage injustifié. La cour reprend à son compte ce principe en soulignant que l’administration « est réputée apporter cette preuve dès lors que cette entreprise n’est pas en mesure de justifier qu’elle a bénéficié en retour de contreparties ». Cette solution place le contribuable dans une position délicate, car il doit démontrer l’existence d’un intérêt commercial qui justifie une opération d’apparence anormale.
En l’espèce, l’administration a prouvé la réalité matérielle du transfert de propriété des autorisations de mise en service et l’absence de comptabilisation d’un produit de cession. Face à ces éléments, la société requérante ne pouvait se contenter d’affirmations générales. La cour a ainsi estimé que le fardeau de la preuve d’une contrepartie lui incombait pleinement. Les arguments avancés par la société, tenant à des conventions de garantie ou à un futur « débouclage » des opérations, ont été jugés insuffisants pour établir l’existence d’un avantage retiré de cette renonciation. Le raisonnement de la cour est donc limpide : en l’absence de justification probante d’une contrepartie, la présomption d’anormalité de l’acte de gestion devient irréfragable.
B. L’appréciation souveraine du juge sur l’intérêt commercial de l’entreprise
Au-delà de la charge de la preuve, la décision se distingue par son appréciation concrète et rigoureuse de l’intérêt propre de l’entreprise. La cour ne se satisfait pas des constructions juridiques complexes invoquées par la société requérante pour justifier la gratuité des transferts d’actifs. Elle procède à une analyse économique des opérations pour vérifier si la société qui s’est appauvrie a agi dans son propre intérêt. Le juge administratif se livre à une recherche de la réalité des contreparties alléguées et de leur consistance.
Le dispositif contractuel mis en avant par la société, qui prévoyait une garantie de bonne fin accordée par une autre société du groupe, a été écarté. La cour relève en effet que « rien au dossier n’explique les raisons pour lesquelles la SAS Ambulances Saint-Cédric n’a pas exigé le remboursement par mensualités de la cession de son AMS ni ne justifie de la valeur vénale de la « garantie de bonne fin de l’opération » ». Cette approche pragmatique montre que l’intérêt de l’entreprise ne saurait être purement théorique ou abstrait. Il doit se traduire par un avantage économique tangible et évaluable, ce qui faisait défaut en l’espèce. Le juge refuse ainsi de valider un schéma dans lequel une entreprise supporte une perte certaine en échange d’une garantie future aux contours et à la valeur indéterminés.
II. Les conséquences étendues de la reconnaissance de l’acte anormal de gestion
Une fois l’acte anormal de gestion caractérisé, la cour en tire logiquement toutes les conséquences fiscales. Cela se traduit par la reconstitution du bénéfice imposable à hauteur de la valeur réelle de l’actif cédé (A) et par la confirmation des pénalités pour manquement délibéré (B).
A. La reconstitution du bénéfice imposable à hauteur de la valeur vénale de l’actif
La conséquence directe de la qualification d’acte anormal de gestion est la réintégration, dans les résultats de l’entreprise, du produit qu’elle aurait dû normalement percevoir. La cour valide la méthode d’évaluation de la valeur vénale des autorisations de mise en service retenue par l’administration fiscale. Cette dernière s’est fondée sur une analyse de cessions d’autorisations similaires réalisées dans des conditions comparables, ce qui constitue une méthode d’évaluation admise par la jurisprudence.
Face à cette évaluation, la société requérante ne pouvait opposer une simple contestation de principe. La cour rejette l’argumentaire de la société, qui estimait que des prix inférieurs étaient plus réalistes, au motif que celle-ci « ne justifie pas son calcul ». Cette position confirme que le contribuable qui entend contester la valeur vénale déterminée par l’administration doit lui-même apporter des éléments de comparaison précis et circonstanciés. Le seul risque de retrait de l’autorisation par l’autorité administrative, non étayé par une évaluation concrète, ne suffit pas à minorer la valeur d’un actif. La cour entérine donc une reconstitution du bénéfice imposable qui correspond à la perte économique réellement subie par l’entreprise.
B. La confirmation des pénalités pour manquement délibéré
L’arrêt est également remarquable en ce qu’il confirme l’application de la majoration de 40 % pour manquement délibéré prévue par l’article 1729 du code général des impôts. Le juge administratif estime que la preuve de l’intention d’éluder l’impôt est rapportée par l’administration. Pour ce faire, il se fonde sur un faisceau d’indices concordants, démontrant que la société ne pouvait ignorer les conséquences fiscales de ses actes.
La cour relève ainsi que « le président […], qui avait dissimulé le prix et l’objet même des transactions réalisées […], ne pouvait ignorer qu’en s’abstenant de comptabiliser le produit de la cession des AMS il privait la société requérante du produit de cette cession ». La dissimulation des opérations, leur caractère répété et leur importance sont autant d’éléments qui, combinés, suffisent à établir l’élément intentionnel du manquement. Cette solution rappelle que l’acte anormal de gestion, lorsqu’il résulte d’une minoration ou d’une dissimulation de recettes, dépasse la simple erreur de gestion. Il peut être analysé comme une manifestation de la volonté de se soustraire à l’impôt, justifiant ainsi l’application de pénalités sévères.