Cour d’appel administrative de Versailles, le 3 octobre 2025, n°24VE01521

Par un arrêt en date du 3 octobre 2025, une cour administrative d’appel a été amenée à se prononcer sur l’engagement de la responsabilité de l’État pour le défaut de compensation financière des charges nouvelles résultant, pour une collectivité départementale, de la revalorisation du revenu de solidarité active. En l’espèce, dans le cadre d’un plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté, cinq décrets pris entre 2013 et 2017 ont successivement augmenté le montant de cette allocation sociale. Un département, s’estimant insuffisamment compensé pour le surcoût financier engendré par ces mesures, a réclamé à l’État le versement d’une somme de plus de trente-six millions d’euros.

Face au silence de l’administration valant décision implicite de rejet, la collectivité territoriale a saisi le tribunal administratif d’Orléans afin d’obtenir la condamnation de l’État à réparer le préjudice subi. Par un jugement du 11 avril 2024, sa demande a été rejetée. Le département a alors interjeté appel de cette décision, soutenant que la responsabilité pour faute de l’État était engagée au motif, d’une part, que les revalorisations n’avaient pas été accompagnées de ressources équivalentes en méconnaissance des articles 72 et 72-2 de la Constitution et, d’autre part, que les dispositions du code général des collectivités territoriales relatives à la compensation des charges n’avaient pas été respectées. L’État, pour sa part, a contesté l’existence d’une faute et d’un préjudice, arguant que des mécanismes de compensation avaient bien été mis en place par le législateur.

Il revenait donc aux juges d’appel de déterminer si la revalorisation réglementaire d’une prestation sociale à la charge d’un département, sans la mise en place concomitante d’un dispositif de compensation fléché, est constitutive d’une faute engageant la responsabilité de l’État, alors même que le législateur a, postérieurement, qualifié certains dispositifs de ressources comme ayant eu pour objet cette compensation. La cour administrative d’appel répond par la négative et rejette la requête. Elle juge que les mesures de revalorisation ne constituent pas une création ou une extension de compétences au sens de la Constitution, et qu’en tout état de cause, le législateur a prévu des ressources qui se sont avérées suffisantes pour couvrir les dépenses nouvelles, excluant ainsi tout préjudice. La solution retenue par la cour repose sur une double analyse, écartant d’abord les manquements juridiques allégués avant de constater l’absence factuelle de préjudice.

***

I. Le rejet d’une faute de l’État par une interprétation stricte des obligations de compensation

La cour administrative d’appel écarte la responsabilité de l’État en se fondant sur une lecture rigoureuse des conditions d’engagement de la compensation financière, tant sur le plan constitutionnel que législatif. Elle refuse d’assimiler la revalorisation d’une allocation existante à une extension de compétence (A), puis elle neutralise la portée des manquements procéduraux dans la constatation des charges nouvelles (B).

A. L’inapplicabilité de la garantie constitutionnelle à la revalorisation d’une compétence existante

Le département requérant invoquait en premier lieu la méconnaissance par l’État des exigences posées par l’article 72-2 de la Constitution, lequel dispose que « toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi ». La juridiction d’appel rejette fermement cette argumentation en jugeant que les mesures réglementaires de revalorisation « ne constituent pas des créations ou des extensions de compétences au sens de l’article 72-2 de la Constitution ». Ce faisant, elle s’en tient à une définition stricte de la notion d’extension de compétence, qui implique un élargissement du champ matériel des missions de la collectivité et non une simple augmentation de la dépense afférente à une mission préexistante.

Cette solution s’inscrit dans une logique juridique bien établie qui distingue l’attribution d’une nouvelle mission de la modulation de son exercice. En l’espèce, la compétence relative au versement du revenu de solidarité active appartenait déjà aux départements. L’intervention de l’État, bien qu’ayant pour effet d’alourdir la charge financière, n’a pas modifié la nature ou l’étendue de cette compétence. Par conséquent, la cour en déduit que l’obligation de compensation posée par le constituant n’était pas activée, et qu’aucune faute ne pouvait être reprochée à l’État sur ce fondement. De même, l’atteinte alléguée au principe de libre administration de l’article 72 de la Constitution est écartée, le juge estimant que le département ne démontrait pas en quoi les modalités de financement « auraient contribué à dégrader le dispositif de financement de cette allocation ».

B. La neutralisation de la portée du retard dans la procédure légale de compensation

Le requérant se prévalait également de la méconnaissance par l’État des dispositions du code général des collectivités territoriales, notamment des articles L. 1614-3 et L. 1614-5-1 qui prévoient la constatation des accroissements de charges par un arrêté interministériel dans un délai de six mois. Il est constant en l’espèce que cet arrêté n’a été pris que le 2 décembre 2020, soit bien après l’intervention des décrets de revalorisation, et seulement après une injonction prononcée par le tribunal administratif de Paris le 30 juin 2020. Le juge d’appel reconnaît implicitement le manquement procédural de l’État, mais il le prive de toute conséquence sur le plan indemnitaire.

En effet, la cour relève que « l’arrêté prévu par l’article L. 1614-3 du code général des collectivités territoriales n’a pas pour objet de décider d’un versement effectif par l’État des sommes qu’il mentionne ». Elle juge ainsi que le département n’établit pas l’existence d’un « lien de causalité direct et certain » entre la tardiveté de la publication de cet arrêté et le préjudice invoqué, tenant au défaut de compensation. Cette analyse dissocie l’obligation de constater formellement une charge de l’obligation de la compenser financièrement. Le manquement à la première ne saurait, à lui seul, prouver une défaillance dans l’exécution de la seconde. La responsabilité de l’État ne peut donc être engagée sur ce terrain, le seul retard procédural ne suffisant pas à caractériser une faute ayant directement causé un préjudice financier.

II. La consécration d’une compensation effective par la reconnaissance de ressources indirectes

Au-delà de l’analyse des principes juridiques, la cour fonde sa décision sur la réalité des flux financiers. Elle s’appuie sur la portée interprétative d’une loi de finances pour identifier les ressources de compensation (A) et conclut, après examen des chiffres, à l’absence de tout préjudice pour la collectivité (B).

A. La portée interprétative de la loi de finances dans la qualification des ressources

Le cœur du raisonnement de la cour repose sur l’article 196 de la loi de finances pour 2020. Ce texte dispose que plusieurs ressources attribuées aux départements depuis 2014, notamment le dispositif de compensation péréquée et la faculté d’augmenter les droits de mutation, « assurent » ou « ont eu pour objet » la compensation des dépenses exposées au titre des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active. Le juge d’appel s’approprie l’analyse du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 27 décembre 2019, avait jugé que cet article avait une valeur interprétative. Il en avait déduit qu’en adoptant ces mécanismes dès 2014, « le législateur avait entendu notamment assurer le financement des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du revenu de solidarité active ».

Cette qualification législative a posteriori, validée par le juge constitutionnel, permet au juge administratif de considérer que l’État n’est pas resté inactif et qu’il a bien alloué des ressources destinées à couvrir les charges nouvelles. L’argument du département selon lequel ces dispositifs avaient une autre finalité est ainsi balayé. La cour établit que le législateur a souverainement décidé de ne pas créer une nouvelle dotation fléchée, mais d’affecter, au moins implicitement au départ puis explicitement par la suite, des ressources nouvelles à la couverture de ces coûts. La faute de l’État, qui aurait consisté en une absence de compensation, se trouve ainsi définitivement écartée.

B. L’absence de préjudice comme argument dirimant

Enfin, la cour administrative d’appel achève sa démonstration par une approche purement pragmatique, en vérifiant si, en dépit de la complexité du montage financier, le département a effectivement subi une perte. Se fondant sur les données chiffrées produites par le ministre et non utilement contestées par le requérant, elle compare le coût des revalorisations pour le département et le montant des nouvelles ressources perçues sur la même période. Elle constate que le coût, s’élevant à environ quarante millions d’euros entre 2013 et 2019, a été couvert par des ressources de compensation nouvelles d’un « montant sensiblement supérieur s’élevant à 72 056 110 euros » pour la seule période 2014-2018.

Le juge en conclut que « le solde net entre les ressources de compensation et les charges nouvelles (…) est positif pour le département », et ce de manière très significative. Cette constatation factuelle emporte une conséquence juridique décisive : en l’absence de préjudice, l’une des conditions cumulatives de l’engagement de la responsabilité administrative fait défaut. Dès lors, même à supposer qu’une faute de l’État ait pu être caractérisée, la demande indemnitaire du département ne pouvait qu’être rejetée. La démonstration d’une surcompensation financière rendait inopérant tout autre moyen et justifiait le rejet de la requête, sans qu’il soit même nécessaire de recourir à une expertise.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture