Par un arrêt en date du 6 mars 2025, la cour administrative d’appel de Versailles s’est prononcée sur la légalité du refus de délivrance d’un titre de séjour opposé par une autorité préfectorale à un ressortissant étranger.
Un ressortissant de nationalité congolaise, déclarant être présent en France depuis juin 2012, a sollicité en juillet 2022 l’octroi d’un titre de séjour sur le fondement de sa vie privée et familiale. Il faisait valoir son mariage en 2020 avec une compatriote, mère d’un enfant français, ainsi que la naissance en France de deux enfants communs au couple en 2016 et 2018.
Par un arrêté du 14 novembre 2023, le préfet de l’Essonne a rejeté sa demande, assortissant sa décision d’une obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours. Le requérant a alors saisi le tribunal administratif de Versailles, qui, par un jugement du 11 mars 2024, a rejeté son recours. L’intéressé a interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment que l’arrêté portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par la convention européenne des droits de l’homme.
La question de droit soumise à la cour administrative d’appel était donc de savoir si le refus de séjour et l’obligation de quitter le territoire français constituaient une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée et familiale d’un étranger, au sens de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, au regard de l’ancienneté de son séjour, de son mariage et de sa paternité d’enfants nés en France.
La cour administrative d’appel de Versailles répond par l’affirmative. Elle annule le jugement du tribunal administratif ainsi que l’arrêté préfectoral, estimant qu’au vu des faits de l’espèce, « en refusant de lui délivrer le titre de séjour sollicité et en l’obligeant à quitter le territoire français, le préfet de l’Essonne a porté à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard du but poursuivi par ces décisions ». La cour enjoint par conséquent au préfet de délivrer à l’intéressé une carte de séjour temporaire.
Il convient d’analyser la manière dont la cour apprécie le droit au respect de la vie privée et familiale en appliquant un contrôle de proportionnalité rigoureux (I), avant d’examiner la portée de cette décision qui, bien que classique dans son principe, constitue un rappel ferme des limites du pouvoir d’appréciation de l’administration (II).
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I. L’affirmation de la primauté de la vie familiale par un contrôle de proportionnalité concret
La décision commentée illustre l’application par le juge administratif du contrôle de proportionnalité inhérent à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en se fondant sur une appréciation globale des liens familiaux (A) et en accordant une importance déterminante à la présence d’enfants nés sur le territoire français (B).
A. L’appréciation souveraine de l’atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale
La cour administrative d’appel exerce un contrôle approfondi sur la décision préfectorale. Elle ne se limite pas à vérifier l’exactitude matérielle des faits, mais pèse les intérêts en présence : d’une part, l’objectif légitime de maîtrise des flux migratoires poursuivi par l’État et, d’autre part, le droit du requérant au maintien de ses liens familiaux en France. Pour ce faire, le juge prend en considération un faisceau d’indices, incluant la durée du séjour en France, l’existence d’un mariage et la réalité de la vie de famille. En l’espèce, la combinaison d’une présence de plus de dix ans sur le territoire, d’un mariage célébré en 2020 et d’une vie de famille établie avec son épouse et ses enfants a conduit la cour à qualifier l’ingérence de l’autorité publique de « disproportionnée ». Cette approche globale démontre que l’appréciation du juge ne se fonde pas sur un critère unique mais sur l’ensemble des circonstances personnelles et familiales du requérant.
Par cette analyse, la cour administrative d’appel rappelle que le pouvoir discrétionnaire du préfet en matière de régularisation des étrangers n’est pas absolu. Il doit s’exercer dans le respect des droits fondamentaux, au premier rang desquels figure le droit au respect de la vie privée et familiale. La décision souligne que même en l’absence d’un droit de plein droit au séjour, l’administration ne peut ignorer la réalité et l’intensité des liens tissés par un étranger en France, particulièrement lorsque ces liens impliquent des enfants.
B. La centralité de l’intérêt supérieur des enfants nés en France
Parmi les éléments factuels retenus par la cour, la situation des enfants du couple apparaît comme un facteur prépondérant. La décision relève que le requérant est père de « deux enfants nés en France les 27 juillet 2016 et 25 juillet 2018 ». Bien que la cour ne se prononce pas explicitement sur le fondement de l’article 3-1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, qui était pourtant invoqué, son raisonnement est implicitement guidé par la considération de l’intérêt supérieur de ces enfants. Une mesure d’éloignement du père aurait pour conséquence de séparer la famille ou de contraindre les enfants, nés et vraisemblablement scolarisés en France, à quitter leur pays de naissance pour suivre leur père.
La cour met ainsi en exergue que la stabilité de la vie familiale et l’intérêt des enfants à conserver leurs liens avec leurs deux parents constituent des obstacles majeurs à une mesure d’éloignement. La jurisprudence administrative, en conformité avec celle de la Cour européenne des droits de l’homme, tend à accorder un poids particulier à la circonstance qu’un étranger a des enfants résidant avec lui sur le territoire. L’arrêt commenté s’inscrit dans cette lignée, en faisant de la présence des enfants nés en France l’élément décisif du contrôle de proportionnalité, justifiant l’annulation de la décision préfectorale.
II. La sanction d’une erreur d’appréciation et la portée mesurée de la solution
En annulant la décision du préfet, la cour ne crée pas un nouveau droit au séjour mais censure une erreur manifeste dans l’exercice du pouvoir d’appréciation (A). La solution, dictée par les circonstances particulières de l’espèce, conserve une portée jurisprudentielle limitée (B).
A. La censure d’une analyse préfectorale manifestement erronée
La décision de la cour administrative d’appel constitue une censure directe de l’appréciation portée par le préfet sur la situation personnelle du requérant. En qualifiant l’atteinte de « disproportionnée », le juge estime que l’administration a commis une erreur manifeste d’appréciation en ne tenant pas suffisamment compte de l’intensité des liens privés et familiaux de l’intéressé en France. L’accumulation de faits positifs – une longue durée de présence, un mariage et surtout trois enfants au sein du foyer familial, dont deux issus de son union et un enfant français dont son épouse est la mère – rendait la décision de refus de séjour et d’éloignement particulièrement rigoureuse.
La cour rappelle ainsi que l’administration doit procéder à un examen complet, attentif et individualisé de chaque demande de titre de séjour. Le fait que le requérant ne remplisse pas strictement les conditions d’une admission au séjour de plein droit, notamment au titre du regroupement familial ou en tant que parent d’enfant français, ne dispensait pas le préfet de procéder à une balance équilibrée des intérêts. Le rejet de la demande sans prendre la mesure de l’ensemble de ces éléments constituait une appréciation erronée que le juge administratif se devait de sanctionner.
B. Une décision d’espèce à l’influence jurisprudentielle circonscrite
Si la solution retenue est protectrice des droits du requérant, il importe de souligner qu’elle demeure une décision d’espèce. L’annulation prononcée par la cour est étroitement liée à la conjonction exceptionnelle des faits propres à la situation de l’intéressé. Cet arrêt ne saurait être interprété comme posant un principe général selon lequel tout étranger père d’enfants nés en France obtiendrait automatiquement un droit au séjour. Le juge a statué au regard d’une accumulation de circonstances très favorables : l’ancienneté significative du séjour, la stabilité du lien conjugal et la présence de plusieurs enfants au foyer.
En conséquence, la portée de cette décision reste mesurée. Elle ne remet pas en cause la marge d’appréciation dont dispose l’administration pour statuer sur les demandes de régularisation fondées sur l’article L. 435-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Elle s’inscrit plutôt dans le courant jurisprudentiel constant qui exige des préfets une mise en œuvre du contrôle de proportionnalité qui soit effective et concrète, sous le contrôle du juge. L’arrêt sert donc de rappel à l’ordre pour l’administration, sans pour autant constituer un revirement ou une extension notable de la jurisprudence en matière de droit des étrangers.