Cour d’appel de Aix-en-Provence, le 12 septembre 2025, n°23/14790

L’articulation entre la prescription biennale propre aux actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur et les causes de suspension du droit commun constitue une difficulté récurrente du contentieux de la sécurité sociale. La cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 12 septembre 2025, apporte une réponse ferme à cette question.

Un salarié, employé en qualité d’agent de sécurité incendie depuis 2007, a été victime d’un accident du travail le 16 novembre 2012. La caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge cet accident au titre de la législation professionnelle et fixé la date de consolidation au 26 février 2014, sans retenir de séquelle indemnisable. Le salarié a été licencié pour inaptitude le 28 août 2014. Par jugement du 7 février 2017, le juge des tutelles l’a placé sous curatelle renforcée, après avoir été saisi d’une requête le 11 février 2016. Le salarié, assisté de son curateur, a saisi le conseil de prud’hommes le 15 novembre 2021 aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur, puis le pôle social du tribunal judiciaire le 20 janvier 2022.

Le tribunal judiciaire de Nice, par jugement du 5 octobre 2023, a déclaré l’action irrecevable pour cause de prescription. Le salarié a interjeté appel en soutenant que la prescription décennale de l’article 2226 du code civil s’appliquait à son action, subsidiairement que la prescription biennale avait été suspendue en raison de son impossibilité d’agir. L’employeur a conclu à la confirmation du jugement.

La cour d’appel d’Aix-en-Provence devait déterminer si l’action en reconnaissance de la faute inexcusable était soumise à la prescription biennale de l’article L.431-2 du code de la sécurité sociale ou à la prescription décennale du droit commun, et si la saisine du juge des tutelles avait pu suspendre cette prescription.

La cour confirme le jugement et déclare l’action irrecevable. Elle juge que « ces dispositions spéciales, dérogatoires du droit commun et par conséquent non point la prescription décennale édictée par l’article 2226 du code civil, sont applicables à l’action en reconnaissance de la faute inexcusable ». Elle ajoute que la saisine du juge des tutelles « est impropre à caractériser l’impossibilité d’agir du salarié ».

La solution retenue appelle une analyse en deux temps. Il convient d’examiner l’exclusivité de la prescription biennale en matière de faute inexcusable (I), puis les conditions restrictives de la suspension de cette prescription (II).

I. L’exclusivité de la prescription biennale en matière de faute inexcusable

La cour affirme l’application de la prescription spéciale du code de la sécurité sociale (A) tout en écartant le régime de droit commun des actions en réparation du dommage corporel (B).

A. L’application de la prescription spéciale de l’article L.431-2 du code de la sécurité sociale

La cour rappelle les termes de l’article L.431-2 du code de la sécurité sociale selon lequel « les droits de la victime ou de ses ayants droit aux prestations et indemnités pour accidents du travail ou maladies professionnelles se prescrivent par deux ans ». Elle précise que ce délai court « à dater du jour de l’accident ou de la cessation du paiement de l’indemnité journalière ». Cette disposition couvre expressément les « demandes d’indemnisation complémentaire visée aux articles L.452-1 et suivants ».

Le texte établit un régime autonome et complet pour l’ensemble du contentieux de la faute inexcusable. Le législateur a entendu soumettre ces actions à un délai bref, distinct des prescriptions de droit commun. Cette brièveté se justifie par la nature spécifique du régime des accidents du travail, fondé sur une logique d’automaticité et de rapidité de l’indemnisation.

En l’espèce, la consolidation ayant été fixée au 26 février 2014, le délai expirait le 26 février 2016. La saisine du conseil de prud’hommes le 15 novembre 2021, soit près de huit années après la consolidation, intervenait manifestement hors délai.

B. L’exclusion de la prescription décennale de l’article 2226 du code civil

Le salarié soutenait que l’article 2226 du code civil, prévoyant une prescription de dix ans pour les actions en réparation du dommage corporel, devait s’appliquer. La cour rejette cette argumentation en qualifiant les dispositions de l’article L.431-2 de « dispositions spéciales, dérogatoires du droit commun ».

Cette qualification emporte une conséquence majeure. Le principe specialia generalibus derogant commande d’écarter le régime général au profit du régime particulier. La Cour de cassation a constamment jugé que la prescription biennale s’applique à l’action en reconnaissance de la faute inexcusable, y compris pour l’indemnisation des préjudices complémentaires. L’argument du salarié selon lequel ses demandes visaient des préjudices « non indemnisables par la caisse » ne pouvait prospérer. L’indemnisation complémentaire prévue aux articles L.452-1 et suivants, bien que distincte des prestations de base, reste soumise au même régime de prescription.

Cette solution présente une cohérence interne indéniable. Elle assure l’unité du régime applicable à l’ensemble des conséquences de l’accident du travail. Elle répond également à un impératif de sécurité juridique pour l’employeur, qui ne saurait demeurer indéfiniment exposé à une action en faute inexcusable.

II. Les conditions restrictives de la suspension de la prescription

La cour examine la suspension pour impossibilité d’agir (A) avant d’en constater l’inapplicabilité au cas d’espèce (B).

A. Le régime de la suspension pour impossibilité d’agir

La cour vise l’article 2234 du code civil selon lequel « la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ». Elle précise, en se référant à un arrêt de la troisième chambre civile du 4 juillet 2012, que « la suspension de la prescription lorsqu’un droit se trouve subordonné à la solution d’une action en cours suppose que soit caractérisée une impossibilité d’agir ».

Cette impossibilité d’agir ne se présume pas. Elle doit être établie par celui qui l’invoque. La jurisprudence exige un empêchement absolu, insurmontable, et non une simple difficulté ou un inconfort dans l’exercice de l’action. La maladie mentale peut constituer un tel empêchement, mais à condition qu’elle prive effectivement la personne de tout discernement.

Le placement sous mesure de protection ne produit pas automatiquement cet effet suspensif. Tout dépend de la nature de la mesure et de l’étendue des pouvoirs conservés par le majeur protégé. La curatelle, même renforcée, laisse subsister une capacité d’ester en justice, sous réserve de l’assistance du curateur.

B. L’absence d’impossibilité d’agir caractérisée en l’espèce

La cour relève que le salarié a été placé sous sauvegarde de justice le 7 juin 2017, soit postérieurement à l’expiration du délai de prescription. Elle rappelle que selon l’article 435 alinéa 1 du code civil, « la personne placée sous sauvegarde de justice conserve l’exercice de ses droits ». La requête aux fins de mise sous protection du 11 février 2016 ne caractérisait pas une impossibilité d’agir puisque le salarié ne relevait pas encore d’une mesure de protection.

La cour ajoute deux éléments déterminants. Le salarié « a été en mesure d’exercer ses droits pour obtenir la reconnaissance d’une pension d’invalidité de catégorie 2 le 9 avril 2014 ». Il « bénéficiait d’un suivi » de la part d’un assistant social depuis juillet 2013. Ces circonstances démontrent qu’il disposait de la capacité d’accomplir des démarches administratives et d’être accompagné dans leur réalisation.

Cette motivation révèle l’exigence d’une impossibilité d’agir absolue et non relative. Le fait que le salarié ait pu exercer d’autres droits pendant la période litigieuse suffisait à écarter la suspension de la prescription. La cour adopte une appréciation concrète et pragmatique de l’impossibilité d’agir, refusant de la déduire mécaniquement de l’existence de troubles mentaux.

La solution apparaît sévère pour le salarié, mais elle s’inscrit dans une jurisprudence constante. Elle rappelle l’importance pour les victimes d’accidents du travail d’agir promptement en reconnaissance de la faute inexcusable, y compris lorsque leur état de santé est fragilisé.

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Hassan KOHEN
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