Cour d’appel de Aix-en-Provence, le 3 juillet 2025, n°24/05704

Par arrêt du 3 juillet 2025, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence s’est prononcée sur la contestation d’une date de guérison fixée par un organisme de sécurité sociale à la suite d’un accident du travail. Cette décision s’inscrit dans le contentieux récurrent de l’expertise médicale en matière de sécurité sociale et soulève la question de l’articulation entre les régimes procéduraux successifs applicables aux contestations d’ordre médical.

Un salarié a été victime d’un accident du travail le 16 juin 2018, pris en charge sur la base d’un certificat médical initial constatant des cervicalgies, une impotence fonctionnelle du membre supérieur droit et une aggravation d’hyperesthésie séquellaire consécutive à un précédent accident de la circulation. Par courrier du 5 novembre 2020, la caisse primaire d’assurance maladie lui a notifié la fin de la prise en charge, le médecin conseil ayant fixé la guérison au 10 novembre 2020. L’assuré a contesté cette date et sollicité une expertise médicale. Le 2 décembre 2020, un médecin expert a confirmé la date de guérison à l’issue d’une expertise réalisée sur pièces. Une notification d’indu d’indemnités journalières versées à tort a été adressée à l’intéressé.

La commission de recours amiable a rejeté le recours de l’assuré le 16 mars 2021. Ce dernier a alors saisi le pôle social du tribunal judiciaire qui, par jugement du 11 avril 2024, l’a débouté de l’ensemble de ses demandes. Le tribunal a considéré que l’expert avait pu régulièrement procéder à une expertise sur pièces sans convoquer l’assuré, que ses conclusions n’étaient entachées d’aucune ambiguïté et que le certificat médical produit par le demandeur ne suffisait pas à justifier une nouvelle expertise. L’assuré a interjeté appel le 2 mai 2024.

Devant la cour, l’appelant soutenait que l’expert n’avait pas respecté le principe du contradictoire, que ses conclusions demeuraient équivoques et que son état de santé ne pouvait être considéré comme guéri. Il invoquait la paralysie de sa main droite et sa reconnaissance en qualité de travailleur handicapé postérieurement à l’accident. La caisse répliquait que l’expert avait pu statuer sur pièces, que ses conclusions étaient claires et qu’elle était liée par l’avis technique rendu.

La question posée à la cour était de savoir si le juge du fond, saisi d’une contestation de la date de guérison, pouvait refuser d’ordonner une expertise médicale lorsque l’assuré soulève une difficulté d’ordre médical étayée par des éléments probants.

La cour infirme le jugement et ordonne une expertise médicale de droit commun. Elle retient que « l’assuré avançait, pièces médicales à l’appui, ne pas avoir retrouvé l’état de santé dans lequel il se trouvait antérieurement à l’accident du travail » et que « les premiers juges auraient donc dû ordonner une expertise médicale technique au regard de la difficulté d’ordre médicale soulevée ».

Cette décision invite à examiner l’obligation pour le juge d’ordonner une expertise en présence d’une contestation médicale étayée (I), avant d’envisager les conséquences de l’abrogation du régime spécial d’expertise sur les pouvoirs du juge (II).

I. L’obligation d’expertise face à une contestation médicale substantielle

L’analyse du fondement légal de l’expertise obligatoire (A) précède celle de l’appréciation judiciaire de la consistance du différend médical (B).

A. Le cadre normatif de l’expertise médicale technique

La cour rappelle que le litige était « soumis aux dispositions de l’article 96-IV de la loi du 23 mars 2019 applicable aux recours préalables introduits à compter du 1er janvier 2020 ». Ce texte a profondément remanié le contentieux de la sécurité sociale en substituant à l’ancienne procédure d’expertise amiable un mécanisme d’expertise technique préalable.

En vertu de l’ancien article L. 141-1 du code de la sécurité sociale, applicable avant son abrogation au 1er janvier 2022, les contestations d’ordre médical relatives notamment à la date de consolidation ou de guérison « donnent lieu à une procédure d’expertise médicale ». L’article L. 141-2 prévoyait que l’avis technique de l’expert « s’impose à l’intéressé comme à la caisse ». Le juge conservait néanmoins la faculté d’ordonner une nouvelle expertise « sur la demande d’une partie ».

L’article R. 142-17-1, issu du décret du 30 décembre 2019, précisait que « lorsque le litige fait apparaître en cours d’instance une difficulté d’ordre médical relative à l’état de l’assuré », la juridiction « ne peut statuer qu’après mise en œuvre de la procédure d’expertise médicale ». Cette rédaction impérative traduisait la volonté du pouvoir réglementaire de soustraire au juge toute appréciation directe des questions médicales.

La cour d’Aix-en-Provence applique fidèlement cette logique en considérant que le pôle social ne pouvait rejeter la demande sans ordonner une expertise dès lors qu’une difficulté d’ordre médical était caractérisée.

B. La caractérisation d’une difficulté médicale substantielle

Le tribunal judiciaire avait estimé que le certificat médical produit par le demandeur « ne suffit pas à remettre en cause les conclusions de l’expert ». Cette appréciation revenait à exercer un contrôle sur le fond du différend médical, en lieu et place de l’expert.

La cour censure cette approche en relevant que l’assuré « avançait, pièces médicales à l’appui, ne pas avoir retrouvé l’état de santé dans lequel il se trouvait antérieurement à l’accident du travail ». La production d’éléments médicaux contredisant les conclusions de l’expertise initiale suffisait à caractériser une difficulté d’ordre médical au sens des textes.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation qui considère que le juge ne peut substituer son appréciation à celle de l’expert médical. Il lui appartient seulement de vérifier l’existence d’une contestation sérieuse. En l’espèce, plusieurs éléments conféraient une consistance particulière au différend : l’existence de séquelles d’un accident antérieur susceptibles d’interférer avec les lésions imputables à l’accident du travail, la reconnaissance du statut de travailleur handicapé et la production d’un certificat médical circonstancié.

La cour ne se prononce pas sur le bien-fondé de la contestation. Elle se borne à constater que les conditions d’une expertise étaient réunies. Cette retenue illustre la spécificité du contentieux médical de la sécurité sociale où le juge doit s’en remettre à un technicien qualifié.

II. L’adaptation des modalités de l’expertise au nouveau cadre procédural

L’abrogation du régime spécial d’expertise (A) conduit la cour à recourir aux règles du droit commun (B).

A. Les conséquences de l’abrogation des articles L. 141-1 et suivants

La cour relève que « les dispositions sus rappelées ont été abrogées à compter du 1er janvier 2022 ». Cette abrogation résulte de la loi du 24 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022 qui a supprimé le régime spécifique d’expertise médicale au profit d’un recours administratif préalable obligatoire devant une commission médicale de recours amiable.

Ce nouveau dispositif, codifié aux articles L. 142-6 et suivants du code de la sécurité sociale, ne s’applique toutefois qu’aux recours formés à compter du 1er janvier 2022. Le litige examiné par la cour d’Aix-en-Provence relevait donc d’un régime transitoire particulier : les textes anciens fondaient la compétence et l’obligation d’expertise, mais leur abrogation empêchait d’ordonner une expertise selon les modalités qu’ils prévoyaient.

Cette situation de droit transitoire n’est pas rare en contentieux de la sécurité sociale où les réformes successives créent des strates normatives complexes. La cour résout la difficulté en distinguant le principe de l’expertise, qui demeure acquis en vertu des textes applicables au recours préalable, de ses modalités d’exécution, qui doivent être adaptées au cadre procédural en vigueur au jour de la décision.

Cette approche pragmatique évite de priver l’assuré du bénéfice d’une expertise à laquelle il avait droit, tout en tenant compte de l’évolution législative. Elle préserve l’effectivité du droit au recours consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

B. Le recours aux règles expertales de droit commun

Faute de pouvoir appliquer les dispositions abrogées, la cour « ordonne une expertise selon les règles du droit commun ». Cette formule renvoie aux articles 263 et suivants du code de procédure civile qui régissent l’expertise judiciaire.

Ce basculement vers le droit commun emporte plusieurs conséquences significatives. L’expert désigné n’est plus un praticien inscrit sur une liste spéciale tenue par les organismes de sécurité sociale, mais un expert judiciaire figurant sur la liste de la cour d’appel. En l’espèce, la cour désigne un neurologue exerçant au sein d’un centre hospitalier universitaire.

La mission confiée à l’expert est détaillée et contraignante. Il devra « convoquer les parties », ce qui garantit le respect du contradictoire dont l’absence était précisément reprochée à l’expertise initiale réalisée sur pièces. Il devra examiner l’assuré et « s’entourer de tout sapiteur de son choix », ce qui permettra une analyse complète de la situation médicale complexe résultant de la superposition de plusieurs traumatismes.

La charge de la consignation est mise à la charge de la caisse, qui devra verser une provision de 1 500 euros. Ce choix s’explique par la qualité de partie succombante en appel de l’organisme dont la décision est contestée. L’expert devra « communiquer ses conclusions aux parties dans un pré-rapport » et « répondre point par point » à leurs observations. Ces exigences procédurales garantissent un débat contradictoire approfondi sur les questions médicales en litige.

La portée de cette décision dépasse le cas d’espèce. Elle illustre la capacité du juge à adapter les modalités de l’expertise lorsque le cadre légal initial a disparu, tout en préservant les droits fondamentaux des parties. Elle rappelle également que la détermination de la date de guérison, distincte de la consolidation par l’absence de séquelles, constitue un enjeu majeur pour l’assuré qui peut se voir réclamer le remboursement d’indemnités journalières versées postérieurement à cette date.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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