Cour d’appel de Amiens, le 11 juillet 2025, n°20/00715

L’évaluation du taux d’incapacité permanente partielle d’un salarié victime d’un accident du travail constitue un enjeu majeur du contentieux de la sécurité sociale, tant pour la victime que pour l’employeur qui en supporte le coût. La cour d’appel d’Amiens, dans un arrêt du 11 juillet 2025, apporte un éclairage utile sur l’articulation entre état antérieur et coefficient de synergie.

Un salarié cariste a ressenti une douleur à l’épaule droite le 15 septembre 2016 alors qu’il manipulait une bouteille de gaz. Le certificat initial a mentionné une suspicion de périarthrite scapulohumérale droite. Un certificat de prolongation du 3 octobre 2016 a constaté une lésion nouvelle, à savoir une rupture partielle de la coiffe des rotateurs. La caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge cet accident au titre de la législation professionnelle. L’état du salarié a été consolidé au 1er janvier 2019 et un taux d’incapacité permanente partielle de 12 % lui a été attribué.

L’employeur a contesté ce taux devant la commission médicale de recours amiable, faisant valoir l’existence d’un état antérieur. La commission a rejeté ce recours. L’employeur a alors saisi le pôle social du tribunal judiciaire d’Amiens, qui l’a débouté par jugement du 27 janvier 2020 et a confirmé le taux de 12 %. L’employeur a interjeté appel.

La cour d’appel a ordonné une consultation médicale. Le premier médecin désigné a conclu à un taux de 10 %. La cour ayant découvert que ce praticien avait siégé au sein de la commission médicale de recours amiable, elle a ordonné une nouvelle consultation. Le second médecin a également retenu un taux de 10 %. L’employeur soutenait que le taux devait être fixé à 8 % au maximum, compte tenu de l’état antérieur du salarié. La caisse demandait la confirmation du taux de 12 % ou, subsidiairement, l’entérinement de l’avis du consultant.

La question posée à la cour était de déterminer si le taux d’incapacité permanente partielle de 12 % était justifié au regard des séquelles imputables à l’accident du travail, compte tenu de l’état antérieur du salarié et de l’atteinte préexistante de son épaule controlatérale.

La cour d’appel d’Amiens infirme le jugement et fixe le taux à 10 %. Elle retient que l’état antérieur de l’épaule droite doit être qualifié de « muet » faute d’éléments permettant d’évaluer les limitations antérieures. Elle applique un coefficient de synergie de 2 % en raison de l’atteinte préexistante de l’épaule gauche, qui empêche le salarié de compenser l’insuffisance de son épaule droite.

La neutralisation de l’état antérieur dit « muet » (I) et la reconnaissance du coefficient de synergie comme facteur de majoration du taux (II) méritent un examen approfondi.

I. La neutralisation de l’état antérieur faute d’éléments d’évaluation

La cour retient la qualification d’état antérieur « muet », ce qui conduit à écarter toute réduction du taux imputable à l’accident (A). Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui fait peser sur l’employeur la charge de la preuve de l’incidence fonctionnelle de l’état préexistant (B).

A. La qualification d’état antérieur muet

L’article L. 434-2 du code de la sécurité sociale prévoit que le taux d’incapacité est déterminé d’après « la nature de l’infirmité, l’état général, l’âge, les facultés physiques et mentales de la victime ainsi que d’après ses aptitudes et sa qualification professionnelle ». Le barème indicatif d’invalidité annexé au code distingue plusieurs situations selon l’existence et la nature d’un état antérieur.

L’employeur faisait valoir que des radiographies de 2009 avaient révélé une « enthésopathie inflammatoire des coiffes des rotateurs droite et gauche ». Il soutenait que cet état pathologique préexistant justifiait une réduction du taux opposable. Le médecin consultant a cependant relevé qu’« il n’a pas été retrouvé, dans les documents communiqués, d’élément médical permettant d’évaluer l’atteinte fonctionnelle de l’épaule droite avant l’accident du 15 septembre 2016 ».

La cour approuve cette analyse. L’enthésopathie constatée en 2009 n’avait donné lieu à aucune prise en charge ni à aucun examen complémentaire pendant les sept années précédant l’accident. Le salarié exerçait son activité de cariste sans restriction liée à son épaule droite. L’état antérieur, bien que « documenté » sur le plan radiologique, demeurait « muet » sur le plan fonctionnel. La cour en déduit qu’il ne peut justifier une minoration du taux d’incapacité.

B. L’exigence d’une preuve de l’incidence fonctionnelle

La distinction entre état antérieur « muet » et état antérieur « patent » ou « invalidant » est classique en droit de la sécurité sociale. Seul un état antérieur ayant une traduction fonctionnelle peut justifier une réduction du taux opposable à l’employeur. Une anomalie anatomique ou radiologique qui n’entraîne aucune gêne avant l’accident ne saurait être prise en compte.

Cette solution se justifie par le principe de réparation intégrale qui irrigue le droit des accidents du travail. L’employeur qui invoque un état antérieur doit établir non seulement son existence, mais également son incidence sur les séquelles constatées. En l’espèce, l’employeur produisait des radiographies anciennes mais ne démontrait pas que le salarié présentait une quelconque limitation de son épaule droite avant l’accident.

La cour précise que les antécédents relatifs à l’épaule gauche « ne sauraient constituer un état antérieur » de l’épaule droite. Cette distinction est rigoureuse : un état antérieur s’apprécie membre par membre. L’atteinte d’un membre ne peut être imputée à une pathologie préexistante affectant le membre controlatéral.

II. Le coefficient de synergie comme facteur de majoration

La cour reconnaît l’application d’un coefficient de synergie pour tenir compte de l’atteinte bilatérale des épaules (A). Cette majoration, prévue par le barème indicatif, ne constitue pas une double indemnisation mais la prise en compte d’une gêne fonctionnelle accrue (B).

A. La reconnaissance du phénomène de synergie

Le barème indicatif d’invalidité prévoit, dans son chapitre préliminaire relatif aux « infirmités antérieures », que « lorsque la lésion atteint le membre ou des organes homologues au membre ou à l’organe lésé ou détruit antérieurement », l’incapacité est « en général supérieure à celle des sujets ayant un membre ou un organe opposé sain ». Ce phénomène de synergie traduit l’impossibilité pour la victime de compenser la déficience d’un membre par la surutilisation du membre controlatéral.

Le médecin consultant a retenu un taux de base de 8 % correspondant à une limitation légère de l’épaule droite, puis a appliqué une majoration de 2 % au titre du coefficient de synergie. Il a relevé que « du fait des séquelles déjà présentes de l’épaule gauche, il convient de majorer ce taux ». La cour approuve ce raisonnement en constatant que le salarié « ne peut pas compenser l’insuffisance de son épaule droite par une surutilisation de son épaule gauche, qui est également atteinte ».

L’employeur contestait l’application de ce coefficient en soutenant qu’il n’était prévu par le barème que pour les amputations multiples des doigts et l’atteinte de plusieurs membres. La cour rejette cet argument en relevant que « le barème indicatif d’invalidité connaît la notion de synergie, qui est exposée d’une manière générale dans le chapitre préliminaire ». Les cas expressément visés dans le corps du barème ne sont que des illustrations particulières d’un principe général.

B. L’absence de double indemnisation

L’employeur soutenait que l’octroi d’un coefficient de synergie revenait à indemniser deux fois les séquelles de l’épaule gauche, déjà prises en compte par les taux de 6 % puis 15 % attribués au titre de la maladie professionnelle et de l’accident de 2014. La cour et la caisse réfutent cette analyse.

Le coefficient de synergie ne répare pas les séquelles de l’épaule gauche. Il prend en compte la gêne supplémentaire résultant, pour l’épaule droite nouvellement atteinte, de l’impossibilité de reporter l’effort sur le membre controlatéral. Il s’agit d’évaluer la gêne globale créée par l’accident du 15 septembre 2016, et non de réévaluer les séquelles antérieures.

Cette distinction est conforme à la logique du barème indicatif, qui évalue l’incapacité en fonction de la capacité restante de la victime à accomplir les actes de la vie quotidienne et professionnelle. Un salarié qui perd l’usage partiel de son épaule droite alors que son épaule gauche est déjà déficiente subit une gêne plus importante qu’un salarié dont l’épaule gauche serait indemne. Le coefficient de synergie traduit cette réalité fonctionnelle sans constituer une double réparation.

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Hassan KOHEN
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