Cour d’appel de Amiens, le 15 juillet 2025, n°24/03295

Toute personne qui subit une atteinte à sa santé au temps et au lieu du travail bénéficie-t-elle de la présomption d’imputabilité même lorsque les causes de cette atteinte sont pour partie endogènes ? La question se pose avec une acuité particulière lorsqu’un salarié est victime d’un accident vasculaire cérébral sur son lieu de travail. Tel est l’objet de l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Amiens le 15 juillet 2025.

Un salarié, mis à disposition d’une entreprise utilisatrice, a ressenti le 20 juin 2022 une faiblesse dans la jambe droite l’obligeant à s’asseoir, puis quinze minutes plus tard la même faiblesse s’est étendue jusqu’à son bras droit. Le certificat médical initial du 23 juin 2022 a fait état d’un « malaise au travail » ayant nécessité une hospitalisation du 20 au 22 juin 2022, avec diagnostic d’un infarctus sylvien gauche. L’employeur a assorti sa déclaration d’accident du travail de réserves. Après enquête administrative, la caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge l’accident au titre de la législation professionnelle par décision du 2 août 2022. L’employeur a saisi la commission de recours amiable puis le tribunal judiciaire de Lille.

Le pôle social du tribunal judiciaire de Lille, par jugement du 8 juillet 2024, a déclaré opposable à l’employeur la décision de prise en charge de l’accident du travail. L’employeur a interjeté appel. Devant la cour, l’appelante soutenait à titre principal que la caisse n’avait pas mené une instruction suffisante faute d’avoir sollicité l’avis de son médecin-conseil. À titre subsidiaire, elle faisait valoir que le malaise résultait d’un état pathologique antérieur évoluant pour son propre compte, le salarié ayant déjà été victime de plusieurs accidents vasculaires cérébraux et présentant des facteurs de risques importants.

La question posée à la Cour d’appel d’Amiens était double. D’une part, la caisse primaire manque-t-elle à son obligation de loyauté lorsqu’elle ne sollicite pas l’avis de son médecin-conseil en cas de malaise survenu au temps et au lieu du travail ? D’autre part, l’existence d’un état pathologique antérieur suffit-elle à renverser la présomption d’imputabilité au travail ?

La cour répond par la négative à ces deux interrogations. Elle confirme le jugement en toutes ses dispositions et déboute l’employeur de l’ensemble de ses demandes. Elle retient d’une part que le texte n’impose pas à la caisse de saisir son médecin-conseil et que cette absence de saisine ne constitue pas un manquement à l’obligation de loyauté. Elle juge d’autre part que l’employeur n’apporte pas la preuve d’une cause totalement étrangère au travail, la présomption d’imputabilité demeurant ainsi intacte.

Cet arrêt mérite attention en ce qu’il précise les contours de l’obligation d’instruction de la caisse primaire en matière de malaise professionnel (I) et qu’il rappelle avec fermeté les conditions du renversement de la présomption d’imputabilité (II).

I. L’étendue limitée de l’obligation d’instruction de la caisse primaire

La cour d’appel définit strictement le périmètre des diligences imposées à la caisse (A), tout en écartant l’argument tiré du devoir de loyauté (B).

A. Le caractère non obligatoire de la saisine du médecin-conseil

L’employeur soutenait que la caisse primaire aurait dû interroger son médecin-conseil pour déterminer si le malaise trouvait son origine dans un état pathologique préexistant. La cour écarte cette prétention en se fondant sur le texte applicable.

L’article R. 441-8 I du code de la sécurité sociale prévoit que « lorsque la caisse engage des investigations, elle dispose d’un délai de quatre-vingt-dix jours francs » pour statuer. Le texte impose l’envoi d’un questionnaire à l’employeur et à la victime. La cour relève que ce texte « impose seulement à la caisse primaire d’adresser un questionnaire à l’employeur et au salarié, mais pas celle de saisir son médecin-conseil ».

Cette interprétation stricte du texte réglementaire s’inscrit dans une logique de sécurité juridique. Les obligations procédurales pesant sur l’organisme social doivent résulter d’un texte explicite. La cour refuse d’étendre le champ des diligences obligatoires au-delà de ce que prévoit expressément le code de la sécurité sociale.

L’appelante invoquait également la charte des accidents du travail et maladies professionnelles de 2013 qui recommande de solliciter l’avis du médecin-conseil en cas de malaise complexe. La cour neutralise cet argument en précisant que cette charte « ne revêt pas de caractère obligatoire et la caisse primaire conserve sa liberté d’appréciation en fonction des éléments du dossier qu’elle instruit ». La distinction entre recommandation et obligation apparaît ici déterminante.

B. L’absence de manquement au devoir de loyauté

L’employeur soutenait que l’absence de saisine du médecin-conseil constituait un manquement à l’obligation de loyauté qui régit l’instruction des dossiers. La cour rejette cette argumentation.

Elle observe que « le fait de ne pas solliciter cet avis ne constitue pas un manquement à l’obligation de loyauté de l’organisme ». La cour prend soin de contextualiser cette appréciation en relevant que « la lettre de réserves de l’employeur ne faisait état d’aucun fait précis, et n’évoquait pas notamment un état antérieur ». L’employeur s’était borné à indiquer que les conditions de travail n’avaient eu aucune incidence dans la survenance du malaise et que la présomption d’imputabilité était dès lors détruite.

La cour tire une conséquence de cette imprécision des réserves patronales. Dans ce contexte, « il ne saurait être considéré que la caisse primaire était dans l’obligation de solliciter l’avis du médecin-conseil ». L’organisme social n’a pas à suppléer la carence de l’employeur dans l’exposé de ses réserves. Celui qui émet des réserves doit les étayer par des éléments factuels précis pour déclencher des investigations complémentaires.

La cour conclut ce premier volet de son raisonnement par une formule péremptoire : « l’inopposabilité ne saurait sanctionner le défaut d’une mesure d’instruction non prévue par le texte ». Cette affirmation délimite clairement le champ de la sanction d’inopposabilité aux seuls manquements aux obligations légalement définies.

L’examen du caractère professionnel de l’accident imposait ensuite à la cour de se prononcer sur le renversement de la présomption d’imputabilité.

II. La persistance de la présomption d’imputabilité malgré l’état antérieur

La cour rappelle les conditions d’application de la présomption légale (A) avant de constater l’échec de l’employeur à la renverser (B).

A. L’application de la présomption au malaise survenu au temps et au lieu du travail

La cour fonde son raisonnement sur l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale aux termes duquel « est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail ». Elle applique cette définition au cas d’espèce.

Le malaise s’est produit « au temps et au lieu du travail, soit le 20 juin 2022 à 16 h 45, alors que le salarié travaillait de 13 heures à 21 heures, dans les locaux de la société à la disposition de laquelle il était mis ». Ces éléments factuels suffisent à déclencher le mécanisme présomptif.

La cour en déduit que « la caisse primaire, subrogée dans les droits du salarié, bénéficie par conséquent de la présomption d’imputabilité ». Cette présomption opère un renversement de la charge de la preuve. Il appartient désormais à l’employeur « de faire la démonstration de ce que l’accident est dû à une cause étrangère au travail ».

Cette exigence probatoire est particulièrement rigoureuse. L’employeur ne doit pas simplement établir que le travail n’est pas la cause exclusive du malaise. Il doit démontrer que le travail n’a joué aucun rôle dans sa survenance. La présomption ne cède que devant la preuve d’une cause totalement étrangère à l’activité professionnelle.

B. L’insuffisance de la preuve d’une cause étrangère au travail

L’employeur produisait deux séries d’éléments pour tenter de renverser la présomption. D’une part, un article publié sur un site médical définissant les accidents vasculaires cérébraux et leurs causes. D’autre part, l’avis de son médecin-conseil révélant que le salarié « présentait des facteurs le prédisposant à l’AVC, soit une hypertension et un tabagisme ».

La cour écarte successivement ces deux moyens de preuve. S’agissant de l’article médical, elle relève que « ces éléments ne permettent pas d’affirmer que l’activité professionnelle n’est susceptible de jouer aucun rôle dans la survenance du malaise ». Une documentation générale sur l’étiologie des accidents vasculaires cérébraux ne suffit pas à exclure toute incidence du travail dans un cas particulier.

S’agissant de l’état antérieur du salarié, la cour reconnaît la réalité des facteurs de prédisposition mais refuse d’y voir la preuve d’une cause étrangère. Elle relève que lors de l’enquête administrative, le salarié « a indiqué que la chaleur, le bruit et le travail physique qu’il accomplissait avaient joué un rôle dans son malaise ». La cour ajoute que « l’accident s’est produit au début de l’été ».

La formulation retenue par la cour est particulièrement explicite : « ces éléments ne démontrent pas que l’activité professionnelle n’ait eu aucune incidence dans la survenue du malaise ». L’existence de facteurs de prédisposition n’exclut pas que les conditions de travail aient pu déclencher ou précipiter le malaise. La conjonction de la chaleur estivale, du bruit ambiant et de l’effort physique constitue un faisceau d’éléments susceptibles d’avoir contribué à la survenance de l’accident.

La cour conclut que « l’employeur échoue à démontrer que le travail n’a joué aucun rôle et ne renverse pas la présomption d’imputabilité ». Cette conclusion emporte le rejet de la demande d’expertise sollicitée à titre infiniment subsidiaire, la cour rappelant qu’une telle mesure « n’a pas pour objet de suppléer la carence des parties dans l’administration de la preuve ».

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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