Cour d’appel de Amiens, le 2 juillet 2025, n°24/02693

La démission d’un salarié constitue en principe un acte unilatéral par lequel celui-ci manifeste de façon claire et non équivoque sa volonté de mettre fin au contrat de travail. Cette règle connait toutefois une exception lorsqu’un différend antérieur ou contemporain vient altérer la liberté de cette décision. La cour d’appel d’Amiens, dans un arrêt du 2 juillet 2025, s’est prononcée sur l’articulation entre le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et la qualification de la rupture du contrat de travail.

Une salariée avait été embauchée le 14 décembre 1989 en qualité de secrétaire comptable au sein d’une association chargée du traitement des dossiers d’aide juridictionnelle. Le 19 juin 2020, elle effectuait une demande de reconnaissance de maladie professionnelle pour une épicondylite latérale bilatérale, laquelle était reconnue d’origine professionnelle par la CPAM le 16 octobre 2020. Elle bénéficiait par la suite d’une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé à compter du 28 octobre 2021. Par courrier du 12 mai 2022, elle présentait sa démission sans réserve. Le 8 juillet 2022, elle adressait un second courrier expliquant sa décision par la nécessité de préserver sa santé face à la surcharge de travail et l’absence d’évolution professionnelle.

La salariée saisissait le conseil de prud’hommes le 25 août 2023, soutenant que sa démission devait s’analyser en une prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle invoquait également un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Par jugement du 2 juillet 2024, le conseil de prud’hommes d’Amiens la déboutait de l’ensemble de ses demandes, jugeant la démission claire et non équivoque.

L’employeur contestait tout manquement à son obligation de sécurité, arguant que la salariée ne démontrait pas avoir supporté une charge de travail excessive ni avoir souffert d’épuisement professionnel. Il soulignait avoir commandé des équipements ergonomiques et qu’aucun aménagement n’avait été préconisé par le médecin du travail. Sur la qualification de la rupture, il opposait le caractère clair de la démission, l’absence de réserve dans le courrier initial, la demande préalable de rupture conventionnelle et l’exécution complète du préavis.

La cour d’appel d’Amiens devait déterminer si l’employeur avait manqué à son obligation de sécurité et si la démission de la salariée, formulée sans réserve, pouvait être requalifiée en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La cour d’appel infirme partiellement le jugement. Elle retient le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et lui alloue 5 000 euros de dommages et intérêts. Elle confirme toutefois la qualification de démission claire et non équivoque, rejetant la demande de requalification en prise d’acte faute de différend antérieur ou contemporain caractérisé.

Cette décision illustre la distinction opérée par les juges entre l’appréciation du manquement patronal à l’obligation de sécurité (I) et les conditions de requalification d’une démission en prise d’acte (II).

I. La caractérisation du manquement à l’obligation de sécurité par l’inaction patronale

La cour d’appel retient une double carence de l’employeur, tant dans la gestion de la charge de travail (A) que dans l’adaptation du poste à la maladie professionnelle (B).

A. L’absence de mesures pérennes face à la surcharge de travail récurrente

L’article L. 4121-1 du code du travail impose à l’employeur de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Cette obligation inclut la mise en place d’une « organisation et de moyens adaptés » ainsi que l’adaptation de ces mesures « pour tenir compte du changement des circonstances ».

La cour relève que la salariée évoquait dès son entretien annuel du 11 mai 2012 « la masse de travail, le non-remplacement à ses tâches lors de ses congés ainsi que les relations avec certains avocats dues au retard pris dans les règlements et le stress qui en découle ». Les courriels ultérieurs des 17 mai 2017, 18 février 2019 et 2 septembre 2021 établissaient une « problématique récurrente de gestion des flux » à laquelle elle devait faire face.

L’employeur ne pouvait ignorer cette situation. La cour souligne que le président de l’association reconnaissait lui-même dans une communication de 2021 qu’un arrêt de travail de deux mois suffisait à désorganiser le service. Il admettait que les effectifs demeuraient identiques depuis 1997 alors que le nombre d’avocats avait plus que doublé, passant de 560 à 1 300.

L’aide temporaire apportée par une collègue ne constituait pas une mesure pérenne. La cour juge qu’à « défaut d’élément sur les mesures pérennes mises en place pour permettre à la salariée de faire face à ses tâches professionnelles sans accumulation périodique de retard », l’employeur a manqué à son obligation de sécurité.

B. Le retard dans l’adaptation du poste de travail à la pathologie reconnue

La cour retient un second manquement tenant au délai d’adaptation du poste de travail. La reconnaissance de la maladie professionnelle avait été notifiée le 16 octobre 2020. L’employeur n’a fourni du matériel ergonomique qu’en décembre 2021, soit plus d’un an après cette notification.

La cour écarte l’argument tiré de l’absence de saisine du médecin du travail par la salariée. Elle affirme que cette circonstance ne dispensait pas l’employeur « d’adapter le poste de travail à l’état de santé de cette dernière ». L’obligation de sécurité pèse sur l’employeur indépendamment des démarches entreprises par le salarié.

La preuve du préjudice résulte du témoignage d’une collègue attestant que la salariée « pleurait régulièrement en évoquant sa charge de travail et la pression constante qu’elle ressentait ». Un compte-rendu d’ostéopathe mentionne une prise en charge de l’automne 2021 à l’été 2022 pour des douleurs aux coudes persistant après la consolidation de l’épicondylite. La cour évalue le préjudice à 5 000 euros.

La reconnaissance de ce manquement n’emporte toutefois pas automatiquement la requalification de la démission.

II. Le maintien de la qualification de démission malgré les manquements constatés

La cour distingue l’existence d’un manquement patronal de celle d’un différend caractérisé (A), ce qui conduit au rejet de la demande de requalification (B).

A. L’exigence d’un différend antérieur ou contemporain à la démission

La jurisprudence admet qu’une démission formulée sans réserve puisse être requalifiée en prise d’acte lorsque l’existence d’un différend antérieur ou contemporain est établie. La cour précise que « le différend consistant en un désaccord résultant d’une opposition d’intérêts ne se confond pas avec un manquement de l’employeur à ses obligations ».

Cette distinction revêt une importance capitale. Un manquement peut exister sans qu’un différend soit caractérisé si le salarié n’a pas manifesté son désaccord avant ou au moment de la rupture.

La cour relève que la salariée ne justifie « d’aucune réclamation antérieure ou contemporaine de sa démission sur les points évoqués dans son courrier du 8 juillet 2022 ». Les courriels antérieurs des 17 mai 2017, 18 février 2019 et 2 septembre 2021 ne constituaient qu’un « état des lieux » et non l’expression d’un différend. Les témoignages produits n’apportaient qu’un éclairage indirect.

Le délai entre la démission du 12 mai 2022 et le courrier explicatif du 8 juillet 2022 n’est pas en soi déterminant. La cour admet que ce délai et celui de saisine du conseil de prud’hommes ne sont « pas en soi exclusif d’une requalification ». Toutefois, l’absence de réclamation contemporaine fait obstacle à la caractérisation du différend requis.

B. Les conséquences du caractère non équivoque de la démission

La cour juge que « la démission de Mme [P] apparait claire et non équivoque ». Elle confirme donc le jugement du conseil de prud’hommes ayant rejeté la demande de requalification en prise d’acte.

Cette solution peut paraitre sévère au regard des manquements constatés. La salariée subissait une surcharge de travail depuis des années, avait développé une maladie professionnelle et attendait depuis plus d’un an l’adaptation de son poste. Ces éléments auraient pu légitimer une rupture aux torts de l’employeur.

La cour opère toutefois une distinction entre le fond et la forme de la rupture. Les manquements justifient l’allocation de dommages et intérêts au titre de l’obligation de sécurité. Ils ne suffisent pas à requalifier la rupture dès lors que la salariée n’a pas exprimé son désaccord au moment de démissionner.

Cette approche s’inscrit dans une jurisprudence exigeante quant à la preuve du différend. L’exécution du préavis sans demande de dispense et l’embauche rapide auprès d’un nouvel employeur constituent des indices supplémentaires du caractère volontaire de la rupture. La conscience professionnelle invoquée par la salariée pour justifier l’exécution du préavis ne suffit pas à établir un différend préexistant.

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Hassan KOHEN
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