Cour d’appel de Amiens, le 20 août 2025, n°24/03404

La décision soumise émane de la Cour d’appel d’Amiens, cinquième chambre prud’homale, rendue le 20 août 2025. Elle porte sur la contestation d’un licenciement pour cause réelle et sérieuse prononcé à l’encontre d’un directeur de magasin.

Un salarié a été embauché le 8 septembre 2008 en qualité de chef de secteur commerce au sein d’une société spécialisée dans le bricolage. Il a ensuite accédé au poste de directeur de magasin. Le 2 mai 2023, le chef de la sécurité du magasin a procédé à l’interpellation violente d’un client soupçonné de vol. Des coups de poing, des coups de matraque télescopique aux jambes et une mise au sol brutale ont été infligés à cet individu. Le directeur a informé sa hiérarchie de cet incident le 5 mai 2023. Par courrier du 31 mai 2023, il a été licencié pour cause réelle et sérieuse, l’employeur lui reprochant sa passivité face aux agissements de son subordonné, sa connaissance supposée de la présence d’armes dans les locaux, et le délai pour rendre compte à sa direction.

Le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Saint-Quentin le 6 juillet 2023. Par jugement du 8 juillet 2024, cette juridiction a jugé le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et a condamné l’employeur au versement de 22 000 euros de dommages et intérêts. L’employeur a interjeté appel. Le salarié a formé appel incident, sollicitant une indemnisation portée à 56 620,08 euros ainsi que 10 000 euros pour préjudice moral.

La question posée à la cour était double. D’une part, il convenait de déterminer si le licenciement d’un directeur de magasin pour passivité face aux violences commises par un subordonné reposait sur une cause réelle et sérieuse. D’autre part, se posait la question de savoir si les circonstances du licenciement avaient revêtu un caractère vexatoire justifiant une indemnisation distincte.

La Cour d’appel d’Amiens confirme le jugement en toutes ses dispositions. Elle retient que la matérialité des griefs n’est pas établie dès lors que le salarié n’était pas présent lors des actes de violence les plus caractérisés, qu’il est intervenu verbalement après avoir constaté un geste inapproprié, et que sa connaissance de la matraque ou de la carabine n’est pas démontrée. Elle rejette la demande de dommages et intérêts pour préjudice moral, le seul caractère injustifié du licenciement étant insuffisant à caractériser un comportement fautif de l’employeur.

La solution retenue interroge quant à l’étendue de l’obligation de sécurité pesant sur le directeur d’établissement (I), tout en précisant les conditions de la réparation du préjudice moral lié au licenciement (II).

I. L’appréciation restrictive de la faute du directeur face aux violences d’un subordonné

La cour procède à une analyse rigoureuse de la charge de la preuve incombant à l’employeur (A), ce qui conduit à une délimitation étroite du devoir d’intervention du supérieur hiérarchique (B).

A. L’exigence probatoire pesant sur l’employeur

La cour rappelle un principe cardinal du droit du licenciement : « la lettre de licenciement, qui fixe les limites du litige, lie les parties et le juge qui ne peut examiner d’autres griefs que ceux qu’elle énonce ». Cette règle procédurale impose à l’employeur de démontrer la réalité des faits invoqués dans ce document.

L’employeur fondait son argumentation sur des extraits de vidéosurveillance du magasin. La cour admet la licéité de ce mode de preuve en relevant que le règlement intérieur prévoyait la possibilité d’utiliser ce dispositif à l’appui de sanctions disciplinaires. Le directeur, qui avait nécessairement connaissance de l’existence d’un tel système au sein du magasin dont il assurait la direction, ne pouvait se prévaloir de son caractère illicite.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation relative au droit à la preuve. Lorsque le salarié a été informé de l’existence et de la finalité disciplinaire potentielle d’un dispositif de surveillance, il ne saurait en contester l’utilisation. La cour d’appel applique ici cette règle au directeur lui-même, ce qui paraît logique dès lors qu’il était le premier informé des dispositions du règlement intérieur qu’il avait charge de faire respecter.

Toutefois, l’admission de la licéité du mode de preuve ne préjuge pas de sa force probante. La cour examine minutieusement les enregistrements vidéo et constate qu’ils ne permettent pas d’établir avec certitude la présence du directeur lors des actes de violence ni sa perception de la matraque utilisée par le chef de la sécurité.

B. La délimitation du devoir d’intervention du supérieur hiérarchique

L’employeur reprochait au directeur sa passivité face aux agissements de son subordonné. La cour procède à une analyse factuelle détaillée qui aboutit à écarter ce grief.

Elle constate que le directeur « n’était présent ni lorsque l’individu a été une première fois mis au sol et frappé aux jambes avec une matraque télescopique sur le parking ni lorsqu’il a été giflé à l’intérieur des locaux ». En revanche, il est établi qu’il « est intervenu par paroles après la balayette en demandant au chef de la sécurité de le lâcher ».

Cette distinction entre présence physique et intervention effective revêt une importance considérable. Le devoir d’intervention du supérieur hiérarchique suppose qu’il ait effectivement constaté les faits répréhensibles. À défaut de cette constatation directe, aucune passivité fautive ne saurait lui être imputée. La cour refuse de présumer cette connaissance du seul fait de sa qualité de directeur d’établissement.

Par ailleurs, la cour relève que le chef de la sécurité « n’apparaissait pas avoir perdu tout contrôle de lui-même lors de cet incident ». Cette appréciation, qui pourrait sembler surprenante au regard des violences décrites, permet à la cour de justifier que le directeur ne soit pas intervenu plus énergiquement. L’absence de perte totale de contrôle du subordonné rendait moins impérieuse une intervention physique du directeur.

La solution retenue témoigne d’une conception mesurée de l’obligation de sécurité du chef d’établissement. Celui-ci n’est pas garant absolu des comportements de ses subordonnés. Sa responsabilité ne peut être engagée que s’il a personnellement constaté des faits exigeant son intervention et s’est abstenu d’agir. L’obligation de sécurité n’emporte pas une obligation de surveillance permanente et omnisciente.

II. L’encadrement strict de la réparation du préjudice moral consécutif au licenciement

La cour confirme le quantum des dommages et intérêts alloués au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse (A) et refuse d’indemniser un préjudice moral distinct en l’absence de circonstances vexatoires caractérisées (B).

A. La confirmation du quantum indemnitaire dans les limites du barème légal

L’article L. 1235-3 du code du travail, issu de l’ordonnance du 22 septembre 2017, institue un barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse. Pour un salarié ayant l’ancienneté du demandeur, ce barème prévoit une indemnité comprise entre 3 et 12 mois de salaire.

Le conseil de prud’hommes avait alloué 22 000 euros. Le salarié sollicitait 56 620,08 euros, soit 12 mois de salaire correspondant au plafond du barème. La cour confirme le montant initial en prenant en compte plusieurs critères : les circonstances de la rupture, le montant de la rémunération, l’âge du salarié, sa situation professionnelle après la rupture, son ancienneté et l’effectif de l’entreprise.

Un élément déterminant ressort de la motivation : le salarié « a retrouvé un emploi en septembre 2023 ». Le licenciement ayant été notifié le 31 mai 2023, la période de chômage n’a duré que quelques mois. Cette circonstance atténue nécessairement le préjudice subi du fait de la perte d’emploi.

La solution illustre l’application du principe de réparation intégrale dans le cadre contraint du barème légal. Si le salarié a droit à une indemnisation, celle-ci doit correspondre au préjudice effectivement subi. Un retour rapide à l’emploi justifie une indemnisation située dans la partie basse de la fourchette légale. La cour exerce ainsi pleinement son pouvoir d’appréciation souveraine du préjudice.

Cette approche rejoint les décisions rendues par la Cour de cassation validant la conventionnalité du barème tout en laissant aux juges du fond une marge d’appréciation au sein des bornes fixées par le législateur.

B. Le refus d’indemnisation autonome du préjudice moral

Le salarié réclamait 10 000 euros au titre d’un préjudice moral distinct, fondé sur le caractère prétendument vexatoire du licenciement. La cour rejette cette demande.

Elle rappelle le principe selon lequel « le salarié peut réclamer la réparation d’un préjudice particulier lié au caractère abusif et vexatoire de la procédure de licenciement mais il lui appartient d’établir à cet égard un comportement fautif de l’employeur ».

En l’espèce, la cour considère que « le seul motif de licenciement même injustifié est insuffisant à caractériser un comportement fautif de l’employeur à défaut de tout autre élément démontrant des circonstances brutales ou vexatoires ».

Cette formulation mérite attention. Le caractère injustifié du licenciement est réparé par les dommages et intérêts prévus à l’article L. 1235-3 du code du travail. Une indemnisation complémentaire au titre du préjudice moral suppose la démonstration d’une faute distincte de l’employeur dans les modalités de la rupture.

Pourraient constituer de telles circonstances vexatoires une publicité donnée aux motifs du licenciement, des propos humiliants tenus lors de l’entretien préalable, ou encore une mise à l’écart brutale avant la notification. En l’absence de tels éléments, la seule erreur d’appréciation de l’employeur sur les griefs reprochés ne saurait ouvrir droit à une réparation supplémentaire.

Cette solution préserve l’équilibre du système indemnitaire. Le barème légal a vocation à réparer le préjudice né de la perte injustifiée de l’emploi. Admettre une indemnisation morale automatique en sus viendrait contourner les plafonds voulus par le législateur. La cour maintient donc la distinction entre l’absence de cause réelle et sérieuse, qui relève du barème, et les circonstances vexatoires, qui supposent une faute autonome de l’employeur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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