Cour d’appel de Amiens, le 20 juin 2025, n°24/02763

La Cour d’appel d’Amiens, pôle tarification, a rendu le 20 juin 2025 un arrêt relatif à l’imputation des dépenses afférentes à une maladie professionnelle sur le compte employeur d’une entreprise. Cette décision s’inscrit dans le contentieux particulier de la tarification des risques professionnels et pose la question de la répartition de la charge de la preuve entre l’employeur et la caisse dans le cadre des demandes de retrait ou d’inscription au compte spécial.

Un salarié ayant travaillé pour une société de 1974 à 1999 a déclaré le 11 août 2023 un adénocarcinome primitif pulmonaire. La caisse primaire a reconnu le caractère professionnel de cette pathologie au titre du tableau 30 bis des maladies professionnelles, relatif aux cancers broncho-pulmonaires causés par l’exposition aux poussières d’amiante. L’employeur a sollicité l’inscription de cette maladie au compte spécial, demande rejetée par la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail le 5 avril 2024. L’employeur a alors saisi la cour d’appel d’Amiens, juridiction compétente en matière de tarification.

Devant la cour, l’employeur soutenait que la pathologie déclarée en 2023 constituait la même maladie qu’une affection déjà prise en charge en 2002, laquelle avait fait l’objet d’une inscription au compte spécial. Il invoquait le principe de l’estoppel et contestait son exposition au risque. La caisse faisait valoir que l’enquête administrative avait établi l’exposition du salarié à l’amiante dans l’entreprise et qu’une nouvelle décision d’affectation devait être prise pour chaque maladie professionnelle reconnue.

La question posée à la cour était double : d’une part, déterminer si l’employeur pouvait obtenir le retrait de sa valeur du risque des dépenses liées à cette maladie professionnelle ; d’autre part, apprécier si les conditions d’inscription au compte spécial étaient réunies.

La Cour d’appel d’Amiens rejette l’ensemble des demandes de l’employeur. Elle retient que la caisse a rapporté la preuve de l’exposition du salarié au risque dans l’entreprise et que l’employeur n’a pas démontré les conditions d’inscription au compte spécial.

Cet arrêt illustre la répartition stricte des compétences entre le juge de la tarification et le juge du contentieux général (I) et précise les conditions probatoires de l’inscription au compte spécial (II).

I. La délimitation rigoureuse des compétences du juge de la tarification

La cour rappelle le cadre juridique applicable à la demande de retrait (A) avant de circonscrire précisément l’office du juge de la tarification (B).

A. Le régime probatoire de la demande de retrait

La cour fonde son analyse sur les articles D. 242-6-1 et D. 242-6-4 du code de la sécurité sociale. Elle rappelle que « l’ensemble des dépenses constituant la valeur du risque est pris en compte par les caisses dès que ces dépenses leur ont été communiquées par les caisses primaires ». Ce mécanisme d’imputation automatique constitue le principe cardinal de la tarification.

L’arrêt énonce que lorsqu’un employeur sollicite le retrait de dépenses de son compte, « il appartient à la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail qui a inscrit les dépenses au compte de cet employeur, de rapporter la preuve que la victime a été exposée au risque chez celui-ci ». Ce renversement de la charge de la preuve au profit de l’employeur dans le cadre du contentieux de la tarification traduit une protection légitime. L’employeur ne doit pas supporter des charges correspondant à des risques auxquels il n’a pas contribué.

En l’espèce, la cour constate que la caisse a produit les questionnaires employeur et salarié établis lors de l’instruction de la demande de reconnaissance. L’employeur avait lui-même indiqué que le salarié « a travaillé à proximité immédiate de personnes réalisant des opérations de calorifugeage, de dé-calorifugeage et de flocage d’amiante ». À la question directe sur l’exposition aux poussières d’amiante, l’employeur avait répondu « oui ». La cour relève que « les questionnaires employeur et employé établis dans le cadre de l’instruction contradictoire sont concordants ».

Cette concordance des déclarations suffit à établir l’exposition au risque. La cour accorde une valeur probante particulière aux constats de l’agent enquêteur, dont elle précise qu’ils « font foi jusqu’à preuve du contraire ». L’employeur n’ayant pas renversé cette présomption, la demande de retrait ne pouvait prospérer.

B. L’incompétence du juge de la tarification pour apprécier les conditions du tableau

La cour pose une limite fondamentale à son office juridictionnel. Elle affirme que « dans le cadre d’une demande de retrait le juge de la tarification est uniquement compétent pour juger du bien-fondé de l’imputation par la caisse du coût d’une maladie professionnelle sur le compte employeur d’une société ». Elle précise qu’« il ne lui appartient pas de vérifier si les conditions d’application du tableau 30 bis des maladies professionnelles sont réunies » et qu’il « doit seulement vérifier si le salarié a été exposé au risque chez l’employeur sur le compte duquel le sinistre a été imputé ».

Cette distinction revêt une importance pratique considérable. L’employeur soutenait qu’aucune présomption d’exposition n’existait à son encontre compte tenu d’une procédure pendante devant le pôle social. La cour écarte cet argument en rappelant que « si la société souhaitait contester la nature des travaux effectués par le salarié chez elle, et a fortiori la condition du tableau 30 bis des maladies professionnelles relative à la liste limitative des travaux, elle devait le faire devant le pôle social et non devant le juge de la tarification ».

Cette répartition des compétences s’inscrit dans une logique d’efficacité contentieuse. Le juge de la tarification n’a pas à rejuger le bien-fondé de la reconnaissance du caractère professionnel. Il se borne à vérifier si l’imputation des dépenses sur un compte employeur déterminé est justifiée. La décision de la caisse primaire sur le caractère professionnel constitue un préalable qui s’impose au juge de la tarification.

II. Les conditions restrictives de l’inscription au compte spécial

La cour examine successivement l’argument tiré d’une précédente décision d’inscription (A) puis la preuve de l’exposition multiple au risque (B).

A. Le rejet de l’argument fondé sur une décision antérieure

L’employeur invoquait une décision de 2002 ayant inscrit au compte spécial les conséquences financières d’une première maladie du même salarié. Il soutenait que la pathologie de 2023 constituait la même maladie et que la caisse ne pouvait, au nom du principe de l’estoppel, prendre une décision différente.

La cour rejette cette argumentation. Elle rappelle que la caisse « est tenue de prendre une nouvelle décision d’affectation des dépenses pour chaque nouvelle maladie professionnelle reconnue par la caisse primaire, de sorte qu’une décision antérieure ne saurait constituer un précédent ni s’imposer pour l’affectation des dépenses liées à d’autres maladies professionnelles ».

Cette solution s’explique par la nature même du contentieux de la tarification. Chaque sinistre fait l’objet d’une appréciation distincte au regard des conditions réglementaires applicables. Les circonstances de fait peuvent évoluer entre deux déclarations de maladie. L’employeur ne peut se prévaloir d’un droit acquis à l’inscription au compte spécial.

La cour ajoute que « le débat relatif à la qualification de maladie initiale ou de rechute d’une maladie déjà prise en charge, relève du contentieux général ». Elle réaffirme ainsi la ligne de partage entre les deux ordres de contentieux. Si l’employeur estimait que la maladie de 2023 constituait une rechute de celle de 2002, il devait saisir le pôle social et non le juge de la tarification.

B. L’insuffisance de la preuve de l’exposition multiple

L’article 2-5° de l’arrêté du 16 octobre 1995 prévoit l’inscription au compte spécial lorsque « la victime de la maladie professionnelle a été exposée au risque successivement dans plusieurs établissements d’entreprises différentes sans qu’il soit possible de déterminer celle dans laquelle l’exposition au risque a provoqué la maladie ». La cour rappelle que « dans le cas d’une demande d’inscription au compte spécial, la charge de la preuve de la réunion de ces conditions incombe à l’employeur ».

L’employeur produisait des attestations établissant que le salarié avait exercé des fonctions de chef de chauffe dans plusieurs entreprises antérieurement à son embauche. La cour juge ces éléments insuffisants. Elle relève que « les attestations versées au débat par la société ne mentionnent pas les missions effectuées par le salarié, et s’il a été exposé à l’amiante durant ses fonctions ».

Cette exigence probatoire stricte se justifie par la finalité du compte spécial. Ce mécanisme vise à mutualiser les dépenses lorsqu’il est impossible d’identifier l’employeur responsable de l’exposition pathogène. L’employeur qui sollicite cette inscription doit démontrer positivement que le salarié a été exposé au même risque dans d’autres entreprises. La simple preuve de la pluralité d’employeurs ne suffit pas ; encore faut-il établir que chacun de ces employeurs a effectivement exposé le salarié au risque concerné.

En l’espèce, l’employeur n’a pas rapporté cette preuve. La cour le déboute donc de sa demande d’inscription au compte spécial et le condamne aux dépens. Cette solution, conforme à une jurisprudence constante, rappelle aux employeurs la nécessité de constituer des dossiers probatoires complets lorsqu’ils entendent se soustraire à l’imputation des dépenses liées aux maladies professionnelles de leurs anciens salariés.

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Hassan KOHEN
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