Cour d’appel de Amiens, le 4 juillet 2025, n°23/02186

La Cour d’appel d’Amiens, par un arrêt du 4 juillet 2025, statue sur la question de la faute inexcusable de l’employeur dans le cadre d’un accident du travail à caractère psychologique. Un chef d’équipe, employé d’une association d’insertion depuis 2003, a été victime le 26 mars 2014 d’une altercation avec un agent placé sous sa responsabilité. Cet agent, après s’être emporté à la suite d’une consigne de travail, a proféré des insultes et des menaces à quelques centimètres du visage de son supérieur hiérarchique. Le certificat médical initial a constaté un syndrome anxio-dépressif. La caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge cet accident au titre de la législation professionnelle, et le taux d’incapacité permanente partielle de la victime a été fixé à 30 % par un arrêt du 6 septembre 2022.

Le salarié a saisi le pôle social du tribunal judiciaire aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. Par jugement du 14 avril 2023, les premiers juges l’ont débouté de l’ensemble de ses demandes, estimant que les conditions de la faute inexcusable n’étaient pas réunies. Le salarié a interjeté appel de cette décision.

Devant la cour, l’appelant soutenait que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger lié à l’encadrement de personnel en contrat d’insertion, susceptible de comportements irrespectueux voire violents. Il invoquait également l’absence de formation adaptée à la prévention des agressions internes. L’association intimée contestait ces allégations, faisant valoir qu’elle ne recrutait pas un public dangereux et que le salarié auteur de l’altercation n’avait jamais fait l’objet de procédure disciplinaire antérieure.

La question posée à la cour était de déterminer si l’employeur avait commis une faute inexcusable à l’origine de l’accident du travail du 26 mars 2014, ce qui supposait d’établir cumulativement sa conscience du danger et l’absence de mesures prises pour préserver le salarié.

La Cour d’appel d’Amiens confirme le jugement entrepris. Elle reconnaît que la condition relative à la conscience du danger est établie, au motif que « en prévoyant dans le document unique d’évaluation les risques d’agressions en face à face avec le public, l’employeur aurait dû avoir conscience du danger en interne en évaluant également les risques d’agressions entre collègues ». Cependant, elle rejette la faute inexcusable « faute pour [le salarié] de justifier de l’absence de mesures prises par [l’employeur] pour le préserver du risque encouru ».

Cet arrêt présente un intérêt certain en ce qu’il illustre l’articulation des deux conditions cumulatives de la faute inexcusable dans le contentieux des risques psychosociaux. Il convient d’examiner d’abord la reconnaissance de la conscience du danger par extension du document unique (I), avant d’analyser le maintien de la charge de la preuve sur le salarié quant aux mesures de prévention (II).

I. La conscience du danger établie par extension du document unique d’évaluation des risques

La cour retient la conscience du danger de l’employeur selon un raisonnement par extension (A), tout en écartant les éléments postérieurs à l’accident invoqués par le salarié (B).

A. L’extension logique du risque d’agression externe au risque interne

La cour relève que le document unique d’évaluation des risques professionnels, mis à jour au 6 décembre 2023, mentionnait dans le secteur général des « risques psychosociaux relatifs aux agressions en face à face avec le public ». Elle en déduit que « l’employeur aurait dû avoir conscience du danger en interne en évaluant également les risques d’agressions entre collègues ».

Ce raisonnement procède d’une extension logique. L’employeur qui identifie un risque d’agression provenant de tiers reconnaît nécessairement la possibilité de comportements violents dans l’environnement de travail. La cour considère implicitement que le risque d’agression ne saurait être circonscrit aux seules personnes extérieures à l’entreprise. La violence au travail peut émaner de toute personne présente sur le lieu d’exercice professionnel.

Cette approche s’inscrit dans la jurisprudence relative à l’obligation de sécurité de résultat, devenue obligation de moyens renforcée. L’employeur ne peut se prévaloir d’une évaluation partielle des risques pour échapper à sa responsabilité. Le document unique doit couvrir l’ensemble des dangers identifiables, y compris ceux résultant des relations interpersonnelles entre salariés.

La solution retenue présente une portée significative pour les employeurs du secteur de l’insertion. Ces structures accueillent par définition des publics éloignés de l’emploi, présentant parfois des difficultés d’adaptation au cadre professionnel. La cour ne retient pas l’argument de l’association selon lequel les difficultés de ce public seraient « de nature uniquement sociale » et qu’il ne s’agirait pas d’un « public dangereux ». L’évaluation des risques doit intégrer la réalité des conditions d’exercice.

B. Le rejet des éléments postérieurs à la survenance de l’accident

La cour confirme l’appréciation des premiers juges s’agissant de l’avertissement notifié au salarié postérieurement à l’accident. Elle rappelle que « la conscience du danger s’apprécie au moment ou pendant la période d’exposition au risque ». Dès lors, la notification de cet avertissement, intervenue le 25 avril 2014 soit près d’un mois après le fait accidentel, ne peut caractériser la conscience du danger au jour de l’accident.

Cette solution est conforme à la logique préventive qui sous-tend l’obligation de sécurité. L’employeur doit anticiper les risques et non simplement réagir après leur réalisation. Les mesures prises postérieurement à un accident, qu’elles soient disciplinaires ou organisationnelles, ne sauraient rétroactivement établir une conscience antérieure du danger.

Le salarié invoquait également un comportement agressif antérieur de l’agent auteur de l’altercation, qui aurait fait l’objet d’un signalement. La cour relève qu’il ne rapporte « aucun élément probant permettant de corroborer ses dires ». L’employeur oppose au contraire que cet agent « n’a par le passé fait l’objet d’aucune procédure disciplinaire ». Cette divergence factuelle illustre l’importance de la preuve dans le contentieux de la faute inexcusable.

La cour se montre exigeante quant à la démonstration d’antécédents susceptibles de caractériser la conscience du danger. Les simples allégations ne suffisent pas. Le salarié doit produire des éléments objectifs, tels que des comptes rendus d’incidents, des courriers de signalement ou des attestations circonstanciées.

II. Le maintien de la charge probatoire sur le salarié quant aux mesures de prévention

La cour rappelle avec fermeté que la preuve de l’absence de mesures incombe au salarié (A), et constate en l’espèce l’existence de dispositifs de prévention (B).

A. L’affirmation du principe probatoire défavorable au salarié

La cour énonce que « M. [D] a la charge de rapporter la preuve de l’absence de mesures prises par l’employeur ». Cette formulation reprend la répartition classique de la charge de la preuve en matière de faute inexcusable. Il incombe au salarié d’établir non seulement la conscience du danger mais également le défaut de mesures préventives.

Ce principe peut sembler rigoureux pour le salarié victime. En effet, prouver une absence constitue toujours un exercice délicat. Le salarié se trouve contraint de démontrer une carence, ce qui suppose une connaissance approfondie des dispositifs mis en place par l’employeur et de leurs lacunes.

La cour précise que « les attestations de ses collègues, qui relatent les circonstances de l’altercation, ne constituent pas des éléments probants » pour établir l’absence de mesures. Cette indication est instructive. Les témoignages sur les faits accidentels eux-mêmes ne suffisent pas. Le salarié doit produire des éléments relatifs aux mesures de prévention, à leur contenu, à leur mise en œuvre effective et à leurs insuffisances.

Cette exigence probatoire s’explique par la nature même de la faute inexcusable. Il ne s’agit pas d’une responsabilité objective fondée sur la seule survenance d’un dommage. L’employeur peut échapper à la qualification de faute inexcusable s’il démontre avoir pris les mesures nécessaires, même si l’accident survient malgré tout.

B. La prise en compte des dispositifs de prévention existants

L’association faisait valoir plusieurs mesures de prévention. Elle avait mis en place un règlement intérieur « informant l’ensemble des salariés de l’obligation de respecter les instructions de leur hiérarchie et d’adopter un comportement correct, sous peine d’une sanction disciplinaire ». Elle avait conclu une convention avec une association d’aide aux victimes « afin de permettre la prise en charge psychologique et l’accompagnement de son personnel en cas de faits délictueux ou criminels ».

L’employeur produisait également l’attestation de présence du salarié à une formation « prévenir et faire face aux agressions » dispensée les 27 et 29 janvier 2009. Le salarié critiquait l’ancienneté de cette formation et son objet limité aux agressions externes. La cour ne retient pas ces critiques.

La solution peut être discutée. Une formation de 2009 pour un accident survenu en 2014 présente un caractère ancien. Les obligations de formation en matière de sécurité appellent des rappels réguliers. De plus, une formation centrée sur les agressions externes ne prépare pas nécessairement aux conflits internes, qui obéissent à une dynamique différente.

Toutefois, la cour se borne à constater que le salarié ne justifie pas de l’absence de mesures. L’employeur ayant produit des éléments attestant de dispositifs de prévention, il appartenait au salarié de démontrer leur insuffisance ou leur inadaptation au risque d’agression interne. Cette démonstration n’a pas été rapportée.

La portée de cet arrêt réside dans l’équilibre qu’il maintient entre les deux conditions de la faute inexcusable. La reconnaissance de la conscience du danger ne suffit pas. Le salarié doit encore établir le défaut de mesures, ce qui constitue une exigence probatoire substantielle. Les employeurs peuvent ainsi se prémunir contre la qualification de faute inexcusable en documentant leurs actions de prévention, même imparfaites.

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Hassan KOHEN
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