Cour d’appel de Angers, le 9 septembre 2025, n°21/00829

L’indemnisation du préjudice corporel des victimes d’accidents de la circulation demeure un contentieux nourri, où s’affrontent deux logiques : celle de la réparation intégrale, fondement du droit de la responsabilité civile, et celle de la preuve, qui contraint la victime à établir la réalité et l’étendue de son dommage. L’arrêt rendu le 9 septembre 2025 par la cour d’appel d’Angers illustre cette tension à travers le cas d’une victime dont les prétentions, considérables, se heurtaient aux exigences probatoires.

Le 4 mars 2016, un homme a été victime d’un accident de la circulation alors qu’il était passager d’un véhicule. Une expertise amiable a fixé la consolidation au 2 mars 2017 et évalué le déficit fonctionnel permanent à 2 %. Au moment de l’accident, la victime suivait une formation professionnelle de soudeur, qu’elle n’a pu achever en raison de ses arrêts de travail successifs. L’assureur du véhicule a proposé une indemnisation de 7 238,75 euros, que la victime a refusée. Par jugement du 10 novembre 2020, le tribunal judiciaire d’Angers a condamné l’assureur à verser 12 755,65 euros. La victime a interjeté appel, sollicitant une indemnisation globale dépassant 200 000 euros, principalement au titre de la perte de gains professionnels futurs liée à l’impossibilité d’exercer la profession de soudeur.

La victime soutenait que l’accident l’avait privée de la possibilité d’obtenir son titre professionnel de soudeur et, partant, d’exercer cette profession rémunératrice. Elle réclamait l’indemnisation de la perte de gains professionnels actuels et futurs calculée sur la base du salaire moyen d’un soudeur, ainsi qu’un préjudice de formation substantiel. L’assureur contestait ces prétentions, les qualifiant d’hypothétiques et non prouvées.

La question posée à la cour était la suivante : la victime d’un accident de la circulation peut-elle obtenir l’indemnisation d’une perte de gains professionnels futurs fondée sur l’impossibilité d’exercer une profession qu’elle n’a jamais exercée, lorsque son incapacité permanente ne l’empêche pas de reprendre une formation ou une activité professionnelle quelconque ?

La cour d’appel d’Angers infirme partiellement le jugement. Elle accorde à la victime diverses sommes au titre des frais divers, du préjudice de formation et des préjudices extrapatrimoniaux, pour un total de 13 939,27 euros. Elle rejette les demandes au titre de la perte de gains professionnels actuels et futurs. La cour retient que « le préjudice qu’il allègue tenant à la différence de revenus entre ceux qu’il a effectivement perçus pour la période 2017 ‘ 2025 et ceux qu’il aurait perçus s’il avait été employé comme soudeur en cas d’obtention de son titre professionnel est hypothétique et ne peut ouvrir droit à indemnisation ».

Cet arrêt met en lumière les limites de l’indemnisation des préjudices professionnels hypothétiques (I) tout en consacrant une approche mesurée du préjudice de formation (II).

I. Le rejet justifié des préjudices professionnels hypothétiques

La cour refuse d’indemniser les pertes de gains professionnels fondées sur des projections incertaines (A), rappelant ainsi les exigences classiques de la charge de la preuve en matière de responsabilité civile (B).

A. L’exigence d’un préjudice certain et non hypothétique

La cour d’appel d’Angers refuse d’allouer à la victime l’indemnisation sollicitée au titre de la perte de gains professionnels actuels et futurs. Cette solution repose sur un principe cardinal du droit de la responsabilité civile : seul un préjudice certain peut donner lieu à réparation.

S’agissant de la perte de gains professionnels actuels, la cour relève que la victime ne produit « aucun élément antérieur à l’accident permettant de connaître les revenus qu’il aurait dû percevoir à compter d’août 2016 et jusqu’à sa consolidation ». Cette carence probatoire est fatale : « Dès lors que les gains professionnels avant l’accident ne sont pas établis, la privation temporaire de ces gains ne l’est pas davantage et ne peut donc être indemnisée. »

Le raisonnement se prolonge pour la perte de gains professionnels futurs. La victime fondait ses prétentions sur l’hypothèse qu’elle aurait obtenu son titre de soudeur, puis exercé cette profession à un salaire déterminé. La cour écarte cette construction : le taux d’incapacité permanente de 2 % « n’empêche pas la reprise d’une formation ou d’une activité professionnelle quelconque ». La victime a d’ailleurs exercé une activité professionnelle dès la consolidation. Le préjudice allégué, fondé sur la différence entre les revenus perçus et ceux qu’aurait procurés un emploi de soudeur, demeure « hypothétique ».

Cette exigence de certitude du préjudice s’inscrit dans une jurisprudence constante. La Cour de cassation refuse régulièrement d’indemniser des préjudices purement éventuels, subordonnés à la réalisation d’événements incertains. L’arrêt commenté applique cette règle avec rigueur.

B. La distinction entre perte de chance et préjudice hypothétique

La victime invoquait subsidiairement la perte de chance d’obtenir son titre de soudeur et d’exercer cette profession. La cour admet partiellement ce raisonnement pour le préjudice de formation, mais le rejette pour les pertes de gains professionnels.

La distinction opérée par l’arrêt mérite attention. La perte de chance constitue un préjudice certain lorsqu’elle porte sur la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable. La cour reconnaît que la victime a perdu « une chance d’obtenir le titre de soudeur », qu’elle évalue à 90 % au regard du taux de réussite du centre de formation. Cette perte de chance est indemnisée au titre du préjudice de formation.

En revanche, la cour refuse d’étendre ce raisonnement aux gains professionnels futurs. La nuance est la suivante : si l’obtention du diplôme constituait une chance sérieuse, l’exercice effectif de la profession de soudeur et la perception des revenus correspondants demeuraient trop aléatoires. Le renoncement définitif à cette formation « n’est pas imputable à l’accident », l’expert ayant constaté l’absence de contre-indication médicale à la reprise d’une formation.

Cette solution préserve la cohérence du système indemnitaire. Admettre l’indemnisation de revenus que la victime n’a jamais perçus, pour une profession qu’elle n’a jamais exercée, sur la seule base d’une formation interrompue, reviendrait à indemniser un préjudice purement virtuel.

II. La reconnaissance encadrée du préjudice de formation

La cour consacre l’autonomie du préjudice de formation (A) tout en refusant d’en faire le vecteur d’une indemnisation déguisée des pertes de revenus hypothétiques (B).

A. L’indemnisation du préjudice de formation proprement dit

La cour d’appel alloue à la victime une somme de 5 000 euros au titre du préjudice scolaire, universitaire ou de formation. Ce poste, identifié par la nomenclature Dintilhac, vise à réparer « la perte d’année(s) d’étude consécutive à la survenance de l’accident, en tenant compte du retard scolaire ou de formation subi, ainsi que le cas échéant d’une modification d’orientation, voire un renoncement à toute formation ».

La cour retient trois éléments constitutifs de ce préjudice. Le premier est le coût de la formation perdue : la victime avait mobilisé des droits à formation professionnelle à hauteur de 778,48 euros, qui n’ont pas été recrédités. Le deuxième élément est la perte de chance d’obtenir le titre de soudeur, évaluée à 90 %. Le troisième est le préjudice moral lié au renoncement à un projet professionnel.

Cette approche respecte la nature de ce poste de préjudice. La cour précise que la victime « n’est pas tenu[e] d’en expliquer les motifs pour obtenir réparation de ce préjudice » s’agissant du renoncement à reprendre la formation. Cette solution protège la liberté de la victime dans ses choix professionnels postérieurs à l’accident.

La fixation du quantum à 5 000 euros traduit une évaluation souveraine qui tient compte de l’ensemble des circonstances. La cour refuse d’intégrer dans ce poste les pertes de revenus sollicitées par la victime, préservant ainsi l’étanchéité des différents postes de la nomenclature.

B. Le refus d’une confusion des postes de préjudice

La victime proposait des évaluations alternatives de son préjudice de formation intégrant les pertes de gains professionnels, pour des montants atteignant près de 200 000 euros. La cour écarte ces prétentions avec fermeté.

La nomenclature Dintilhac distingue les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux, temporaires et permanents. Chaque poste répond à une définition précise. La perte de gains professionnels futurs indemnise « la perte ou la diminution de revenus consécutive à l’incapacité permanente ». Le préjudice de formation répare la perte d’années d’étude et le retard scolaire. Ces postes ne peuvent se confondre.

La cour rappelle cette distinction en refusant d’examiner au titre du préjudice de formation les demandes relatives aux pertes de revenus. Cette rigueur méthodologique évite les doubles indemnisations et préserve la lisibilité du système. L’assureur avait souligné que « la nomenclature Dintilhac ne permet pas de mélanger différents postes de préjudice ». La cour lui donne raison sur ce point.

La solution retenue présente également une vertu pédagogique. Elle rappelle aux victimes et à leurs conseils que l’indemnisation du préjudice corporel obéit à des règles précises. Les constructions juridiques ingénieuses ne peuvent suppléer l’absence de preuve d’un préjudice certain et direct.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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