Cour d’appel de Bastia, le 9 juillet 2025, n°22/00267

La responsabilité médicale pour faute dans le traitement des complications ischémiques constitue un contentieux récurrent. La cour d’appel de Bastia, par un arrêt du 9 juillet 2025, s’est prononcée sur l’indemnisation des ayants droit d’une patiente décédée en cours d’instance.

Une patiente s’était rendue aux urgences d’une clinique le 4 août 2011, se plaignant de douleurs au premier orteil du pied gauche. Elle fut hospitalisée le 28 août suivant et subit une excision avec drainage de la nécrose. Le 26 septembre 2011, elle fut amputée du premier rayon du pied gauche, puis de tous les orteils de ce même pied le 8 avril 2013. Par jugement du 2 mars 2022, le tribunal judiciaire de Bastia retint la faute du praticien commise le 9 décembre 2011 et fixa la perte de chance à 40 % du préjudice corporel. La patiente interjeta appel de cette décision le 20 avril 2022. Elle décéda le 24 avril 2023, ses héritiers intervenant volontairement à la procédure. Les consorts demandaient la confirmation du jugement sur la faute et le taux de perte de chance, mais sollicitaient l’infirmation sur l’évaluation des préjudices.

Le praticien intimé concluait à la réformation du jugement en contestant le taux de perte de chance retenu, demandant sa réduction à 25 %. Il invoquait également le concours de pathologies préexistantes de la victime. La caisse primaire d’assurance maladie sollicitait la confirmation du jugement concernant ses créances.

La cour devait répondre à la question de savoir si, en présence d’un état antérieur pathologique avéré, le taux de perte de chance imputable à la faute médicale devait être réduit, et selon quels critères devaient être évalués les différents postes de préjudice.

La cour d’appel de Bastia confirme le jugement en ce qu’il retient la faute et le taux de perte de chance de 40 %. Elle confirme partiellement l’évaluation des préjudices tout en procédant à certaines réévaluations. La cour rejette la demande de condamnation sous astreinte et statue sur les frais irrépétibles et les dépens.

L’arrêt présente un intérêt particulier en ce qu’il articule la question de l’état antérieur avec le mécanisme de la perte de chance (I) et procède à une évaluation méthodique des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux (II).

I. L’articulation entre état antérieur et perte de chance dans la responsabilité médicale

La cour rappelle le cadre juridique applicable à la responsabilité du praticien (A) avant de se prononcer sur l’incidence de l’état antérieur sur le taux de perte de chance (B).

A. Le fondement de la responsabilité médicale pour faute

La cour fonde son analyse sur l’article L. 1142-1 du code de la santé publique qui dispose que « hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé […] ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute ». Elle rappelle également l’article R. 4127-32 du même code imposant au médecin d’assurer des soins consciencieux et conformes aux données acquises de la science.

L’arrêt confirme que la faute médicale a été commise le 9 décembre 2011. La cour relève que « le tribunal judiciaire de Bastia a retenu un taux de perte de chance de 40 % » et précise que ce taux correspond à « la probabilité de voir les lésions contenues en l’absence de faute ». Cette formulation illustre le caractère probabiliste de l’évaluation médicale dans ce type de contentieux.

La cour souligne que « la perte de chance de voir la première amputation ne pas évoluer vers l’amputation totale est de 40 % ». Cette affirmation est directement issue des conclusions de l’expert judiciaire. Le praticien intimé ne contestait d’ailleurs pas l’existence de la faute mais uniquement son incidence causale sur le dommage final.

La confirmation de la faute s’inscrit dans la jurisprudence constante sanctionnant le retard fautif dans la prise en charge des complications ischémiques. La chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins avait d’ailleurs prononcé antérieurement une sanction d’un mois de suspension avec sursis à l’encontre du praticien.

B. L’incidence de l’état antérieur sur l’évaluation de la perte de chance

Le praticien intimé soutenait que l’état antérieur de la patiente justifiait une réduction du taux de perte de chance de 40 % à 25 %. La cour rejette cette argumentation en relevant que « l’expertise réalisée n’a pas conclu dans ce sens ». Cette position illustre l’importance déterminante du rapport d’expertise dans l’appréciation du lien de causalité.

L’arrêt distingue avec précision entre l’état antérieur comme cause concurrente du dommage et l’état antérieur intégré dans l’évaluation de la perte de chance. La cour retient que « le taux de perte de chance de 40 % tient déjà compte de l’état antérieur de la patiente ». Cette affirmation emporte des conséquences majeures sur l’économie générale de l’indemnisation.

La juridiction d’appel rappelle le principe selon lequel « le droit de la victime à obtenir l’indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d’une prédisposition pathologique lorsque l’affection qui en est résultée n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable ». Ce principe jurisprudentiel classique trouve ici une application nuancée par le recours au mécanisme de la perte de chance.

La cour procède ensuite à l’examen des postes de préjudice en distinguant les chefs de demande susceptibles d’être réévalués de ceux devant être confirmés.

II. L’évaluation des préjudices dans le cadre de la perte de chance médicale

La cour statue sur les préjudices patrimoniaux en tenant compte des justificatifs produits (A), puis évalue les préjudices extrapatrimoniaux selon une méthode classique (B).

A. L’appréciation des préjudices patrimoniaux

S’agissant des dépenses de santé actuelles, la cour confirme l’évaluation retenue par les premiers juges à hauteur de 30 519,41 euros, « soit 12 207,76 euros après application du taux de perte de chance de 40 % ». La juridiction rappelle que ce poste correspond aux « frais médicaux, pharmaceutiques et d’hospitalisation » engagés avant consolidation.

Concernant les frais divers, l’arrêt procède à une analyse détaillée des justificatifs produits. La cour retient « la somme de 7 425,77 euros représentant des frais de déplacement de la victime, de courriers, de photocopies et divers, et ce à concurrence de 40 % de perte de chance, soit la somme de 2 970,31 euros ». Elle ajoute les honoraires d’assistance à expertise pour 2 000 euros, portant le total à 4 970,31 euros.

La question des pertes de gains professionnels fait l’objet d’un traitement particulier. La cour relève que « les consorts [A] n’apportent aucun élément probant permettant d’établir le montant des revenus » de la défunte. Elle confirme en conséquence le rejet de ce chef de demande par les premiers juges. Cette solution illustre l’exigence probatoire pesant sur les ayants droit dans ce type de contentieux.

S’agissant de l’assistance par tierce personne, la cour retient un besoin de « 2 heures par jour » sur la base du rapport d’expertise. Elle fixe ce poste à la somme de 42 828,75 euros avant application du taux de perte de chance, « soit 17 131,50 euros après application ». La méthode de calcul repose sur un coût horaire de 18 euros, conforme à la jurisprudence habituelle.

B. L’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux

Le déficit fonctionnel temporaire est évalué sur la base d’une indemnité journalière de 28 euros. La cour retient « un déficit fonctionnel temporaire total du 26 septembre au 5 octobre 2011, du 8 au 26 avril 2013 » et divers déficits partiels. Elle fixe l’indemnisation à 4 068,75 euros avant application du taux, soit 1 627,50 euros après réduction.

Concernant les souffrances endurées, cotées 4 sur une échelle de 7 par l’expert, la cour confirme l’indemnisation à hauteur de 20 000 euros, « soit 8 000 euros après application du taux de perte de chance de 40 % ». Cette évaluation s’inscrit dans les références habituellement retenues pour ce niveau de cotation.

Le préjudice esthétique permanent fait l’objet d’une évaluation distincte du préjudice temporaire. La cour retient « un préjudice esthétique permanent coté à 3/7 » indemnisé à hauteur de 8 000 euros après application du taux de perte de chance. Le préjudice esthétique temporaire est quant à lui fixé à 4 000 euros après application du même taux.

S’agissant du déficit fonctionnel permanent, évalué à 25 % par l’expert, la cour confirme l’indemnisation à hauteur de 80 550 euros avant application du taux, « soit 32 220 euros après application du taux de perte de chance de 40 % ». Cette évaluation tient compte de l’âge de la victime à la date de consolidation.

Le préjudice d’agrément est retenu pour « l’impossibilité de pratiquer toute activité sportive ou de loisir spécifique ». La cour confirme l’indemnisation à 8 000 euros après application du taux. Elle rejette en revanche la demande au titre du préjudice sexuel faute de justificatif suffisant, la seule attestation du conjoint étant jugée insuffisante.

L’arrêt statue enfin sur les demandes accessoires. La cour rejette la demande de condamnation sous astreinte en relevant que « rien ne permet de considérer que le Docteur [E] ne s’exécutera pas spontanément ». Elle fixe l’indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile à 4 000 euros pour les consorts et 1 500 euros pour la caisse primaire d’assurance maladie.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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