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Par un arrêt du 9 juillet 2025, la cour d’appel de Bastia s’est prononcée sur un litige opposant une salariée à ses anciens employeurs, deux avocates exerçant au sein d’une structure dépourvue de personnalité juridique. Cette décision présente un intérêt particulier en ce qu’elle articule les règles relatives à la capacité d’ester en justice des sociétés créées de fait avec celles gouvernant la prescription des actions prud’homales.
Une salariée avait été embauchée en qualité de dactylo en novembre 1985 par un avocat, puis avait poursuivi sa relation de travail sous la direction de deux avocates ayant repris l’activité. Le 21 février 2022, ces dernières lui notifièrent son licenciement pour faute grave. La salariée saisit le conseil de prud’hommes de Bastia par requête reçue le 14 septembre 2022, dirigeant ses demandes à l’encontre de la « SDF Cabinet [V] ». Le conseil de prud’hommes, par jugement du 8 février 2024, requalfia le licenciement, écarta des débats un procès-verbal de constat d’huissier et condamna la structure à diverses sommes. Les deux avocates, ainsi que la société de fait, interjetèrent appel le 29 février 2024. Les avocates intervinrent volontairement à l’instance d’appel le 1er mai 2024. La salariée forma appel incident et sollicita la condamnation solidaire des appelantes. La cour d’appel ordonna une réouverture des débats pour recueillir les observations des parties sur la nullité éventuelle de l’appel formé au nom d’une entité dépourvue de personnalité juridique.
La cour devait déterminer si une société créée de fait peut valablement être partie à une instance judiciaire et, dans l’affirmative, quelles conséquences procédurales en résultent. Elle devait également apprécier si les demandes formées pour la première fois en appel à l’encontre des personnes physiques employeurs étaient prescrites.
La cour d’appel de Bastia déclare nuls l’appel formé par la société de fait et les écritures émises en son nom, faute de capacité juridique. Elle juge irrecevables les demandes dirigées contre cette entité sur le fondement de l’article 32 du code de procédure civile. S’agissant des demandes formées à l’encontre des deux avocates, la cour déclare prescrites celles relatives à la rupture du contrat de travail, mais accueille la demande de rappel de salaires et condamne les employeurs au paiement de la somme réclamée.
Cet arrêt illustre les difficultés procédurales résultant de l’absence de personnalité juridique d’une structure employeur (I) et met en lumière l’articulation entre prescription et recevabilité des demandes nouvelles en appel (II).
I. L’incapacité juridique de la société créée de fait et ses conséquences procédurales
La cour rappelle avec fermeté le principe selon lequel une société créée de fait ne dispose pas de la personnalité morale (A), avant d’en tirer les conséquences sur la recevabilité des demandes (B).
A. L’absence de personnalité juridique de la société créée de fait
La cour d’appel de Bastia énonce que l’appel formé par la société de fait ainsi que les écritures émises en son nom doivent être « déclar[és] nuls pour défaut de capacité, au visa des articles 117 et 120 du code de procédure civile ». Elle précise qu’une « société créée de fait […] ne dispose pas de la personnalité juridique » et rappelle qu’« une procédure engagée par une partie dépourvue de toute personnalité juridique est entachée d’une irrégularité de fond ne pouvant être couverte au sens de l’article 121 dudit code ».
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation. La société créée de fait, qui résulte du comportement de personnes agissant comme des associés sans avoir accompli les formalités constitutives d’une société, ne bénéficie pas de l’immatriculation au registre du commerce qui confère la personnalité morale. L’article 1842 du code civil dispose en effet que les sociétés jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation. La société créée de fait, par définition non immatriculée, demeure donc une simple indivision entre ses membres.
La cour qualifie ce vice de nullité de fond au sens de l’article 117 du code de procédure civile, lequel vise notamment le défaut de capacité d’ester en justice. Cette qualification emporte une conséquence majeure : l’impossibilité de régularisation. L’article 121 du même code permet certes la régularisation de certaines irrégularités de fond, mais la jurisprudence exclut cette faculté lorsque l’irrégularité procède d’une inexistence juridique ab initio de la partie.
B. La distinction entre nullité et irrecevabilité selon la qualité de demandeur ou défendeur
La cour opère une distinction subtile entre la situation de la société créée de fait comme partie à l’instance d’appel et sa situation comme défenderesse à l’instance prud’homale initiale. Elle juge que « s’agissant du défaut du droit d’agir de la défenderesse à la requête introductive prud’homale, résultant de l’absence de personnalité juridique, doit être retenue, non une nullité de fond, mais une irrecevabilité sur le fondement de l’article 32 du code de procédure civile ».
Cette analyse mérite attention. L’article 32 du code de procédure civile déclare irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir. La cour précise que « la capacité de jouissance étant antérieure au droit de se défendre, son absence constitue un défaut du droit d’agir au sens dudit article ». La distinction repose sur la nature de l’obstacle procédural : lorsqu’une entité sans personnalité prend l’initiative d’agir, le vice affecte sa capacité d’ester, sanctionnée par la nullité ; lorsque des demandes sont formées contre elle, c’est l’absence de qualité de sujet de droit qui fait obstacle à la recevabilité.
Cette distinction présente un intérêt pratique considérable. L’irrecevabilité des demandes dirigées contre la société créée de fait n’entraîne pas l’annulation de l’ensemble de la procédure. Elle permet à la cour de statuer sur les demandes formées à l’encontre des véritables employeurs, les deux avocates personnes physiques, dès lors que celles-ci sont intervenues volontairement à l’instance.
II. L’articulation entre prescription et demandes nouvelles en appel
La cour procède à une analyse différenciée des demandes selon leur nature (A), aboutissant à des solutions contrastées quant à leur recevabilité (B).
A. La prescription annale des demandes relatives à la rupture du contrat
S’agissant des demandes liées à la rupture du contrat de travail, la cour fait application de l’article L. 1471-1 du code du travail selon lequel « toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par douze mois à compter de la notification de la rupture ». Elle constate que la salariée n’a formé de prétentions à l’encontre des deux avocates que « par conclusions d’appel, le 3 juillet 2024 », soit plus de deux ans après la notification du licenciement intervenue le 21 février 2022.
La cour rejette implicitement toute possibilité d’interrompre la prescription par la requête initiale dirigée contre la société créée de fait. Elle relève que la salariée « n’argue, ni a fortiori ne démontre d’un empêchement à agir, ni d’un effet interruptif à l’égard de Mesdames [V] de la requête introductive d’instance prud’homale […] dirigée contre la « SDF Cabinet [V] » ».
Cette solution s’explique par le principe de l’effet relatif de l’interruption de prescription. L’article 2241 du code civil prévoit certes que la demande en justice interrompt le délai de prescription, mais cet effet ne bénéficie qu’aux parties à l’instance. Une action dirigée contre une entité inexistante ne saurait interrompre la prescription à l’égard de personnes distinctes, fussent-elles les véritables employeurs.
La cour range dans le champ de cette prescription annale non seulement la contestation du licenciement mais également les demandes d’indemnité de licenciement et d’indemnité pour non-respect de la procédure. Cette interprétation extensive du domaine de l’article L. 1471-1 du code du travail correspond à la jurisprudence de la Cour de cassation qui considère que toutes les demandes trouvant leur cause dans la rupture relèvent de ce délai.
B. La recevabilité maintenue des demandes salariales
La cour adopte une solution différente pour la demande de rappel de salaires. Elle rappelle que l’article L. 3245-1 du code du travail soumet l’action en paiement du salaire à une prescription de trois ans et précise que « lorsque le contrat de travail est rompu, [la demande peut porter] sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat ».
La cour calcule que la prescription n’était pas acquise au jour des premières conclusions dirigées contre les employeurs. La rupture étant intervenue le 21 février 2022, les créances salariales des trois années antérieures demeuraient exigibles. La demande formée le 3 juillet 2024 portant sur la période de janvier 2020 à 2022 entre dans ce périmètre temporel.
Cette solution illustre l’autonomie des délais de prescription en droit du travail. Le législateur a sciemment distingué la prescription applicable aux actions relatives à l’exécution du contrat de celle gouvernant les litiges sur la rupture. Cette dualité permet au salarié de préserver certains droits malgré la forclusion de son action principale.
Sur le fond, la cour accueille la demande de reclassification. Elle relève que les employeurs avaient attribué à la salariée un emploi de « secrétaire » de « niveau 3 », correspondant à une « exécution avec responsabilité », alors même que sa formation était inférieure aux exigences conventionnelles. La cour en déduit que les employeurs ont « renoncé, tacitement mais nécessairement, et sans équivoque, à se prévaloir concernant cette salariée de l’un des quatre critères classants de la convention collective ». Cette analyse du comportement de l’employeur comme renonciation à un critère conventionnel témoigne du pouvoir d’interprétation du juge en matière de qualification professionnelle.