Cour d’appel de Bordeaux, le 1 juillet 2025, n°22/05825

Par un arrêt rendu le 1er juillet 2025, la chambre sociale de la cour d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur la légitimité d’un licenciement pour motif économique intervenu dans le cadre d’une réorganisation d’entreprise. Cette décision invite à préciser les contours du périmètre d’appréciation du motif économique lorsque l’employeur appartient à un groupe de sociétés.

Un salarié avait été engagé en qualité de préparateur en 2001 puis transféré au sein d’une autre entité du même groupe en 2009, avant d’être intégré à une société spécialisée dans la distribution de produits d’hygiène professionnelle à la suite de plusieurs opérations de restructuration capitalistique. En 2018, l’employeur a informé les instances représentatives du personnel de son intention de transférer l’activité d’un établissement et de supprimer plusieurs postes. Le salarié a refusé la proposition de mobilité géographique qui lui était faite. Par lettre du 25 mars 2019, il a été licencié pour motif économique.

Le salarié a saisi la juridiction prud’homale aux fins de contester la légitimité de la rupture. Par jugement du 21 novembre 2022, le conseil de prud’hommes de Bordeaux l’a débouté de l’ensemble de ses demandes. Le salarié a interjeté appel.

Devant la cour, le salarié soutenait que le périmètre d’appréciation du motif économique avait été mal défini. Il faisait valoir que les sociétés du groupe exerçaient une activité relevant d’un secteur unique et que la distinction opérée par l’employeur entre deux divisions était artificielle. L’employeur répliquait que le périmètre pertinent était celui de la division dont relevait la société, caractérisée par des canaux de commercialisation et une clientèle distincts.

La cour devait déterminer si l’employeur avait correctement délimité le secteur d’activité au sein duquel devait être appréciée l’existence du motif économique invoqué.

La cour d’appel a infirmé le jugement et dit le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Elle a considéré que l’employeur n’établissait pas que la division qu’il invoquait constituait un secteur d’activité autonome au sens de l’article L. 1233-3 du code du travail. Elle a relevé que les documents produits ne permettaient de caractériser ni une clientèle propre, ni des circuits de distribution distincts, ni un rattachement exclusif de la société à cette prétendue division.

Cet arrêt présente un double intérêt. Il permet d’examiner les exigences probatoires pesant sur l’employeur quant à la délimitation du secteur d’activité (I), avant d’analyser les conséquences de l’absence de preuve sur la validité du licenciement économique (II).

I. L’exigence d’une démonstration rigoureuse du périmètre sectoriel

La cour rappelle les critères légaux de définition du secteur d’activité (A) avant de constater l’insuffisance des preuves apportées par l’employeur (B).

A. Le rappel des critères légaux de définition du secteur d’activité

La cour d’appel de Bordeaux procède à un rappel méthodique du cadre normatif applicable. Elle vise l’article L. 1233-3 du code du travail, dont elle reproduit la règle selon laquelle les difficultés économiques ou la nécessité de sauvegarder la compétitivité « s’apprécient au niveau du secteur d’activité commun à cette entreprise et aux entreprises du groupe auquel elle appartient, établies sur le territoire national ». Elle précise que ce secteur « est caractérisé, notamment, par la nature des produits, la clientèle ciblée ainsi que les réseaux et modes de distribution utilisés ».

Cette référence expresse aux critères légaux n’est pas fortuite. Elle traduit la volonté de la cour de soumettre l’employeur à une démonstration positive et documentée. La juridiction ajoute qu’il « appartient à l’employeur qui se prévaut d’un motif économique d’en justifier l’existence, tant au regard de la réalité des difficultés invoquées que de la pertinence du périmètre retenu ». L’affirmation est classique mais sa formulation est rigoureuse. Elle établit une double charge probatoire portant à la fois sur le fond du motif et sur la cohérence du périmètre choisi.

La cour souligne que l’employeur doit « démontrer, de manière objective et vérifiable, que l’entité qu’il désigne comme secteur d’activité présente une autonomie suffisante, notamment en termes de produits commercialisés, de clientèle desservie et de circuits de distribution ». Cette exigence d’objectivité et de vérifiabilité commande une analyse concrète des structures économiques, et non une simple invocation de catégories internes à l’entreprise. Le critère retenu n’est pas celui de l’organisation juridique ou capitalistique du groupe, mais celui de la réalité économique.

B. L’insuffisance des preuves apportées par l’employeur

L’examen des pièces produites par la société conduit la cour à constater une carence probatoire significative. L’employeur versait aux débats un organigramme juridique distinguant les entités de fabrication et de distribution. La cour observe que ce document, « outre qu’il est daté de plus d’un an et demi après le licenciement du salarié », ne reflète que « l’organisation capitalistique du groupe » sans fournir « aucune donnée relative à l’activité exercée, à la nature des produits, à la segmentation de la clientèle ou aux réseaux de distribution ». Cette constatation écarte toute valeur probante du document.

L’employeur produisait également un document d’enregistrement destiné à l’Autorité des marchés financiers. La cour relève que ce document « précise expressément que ces deux gammes visent les mêmes segments de clientèle » et que « la distinction établie entre ces deux lignes, qui comporte au moins en partie des produits similaires destinés au nettoyage, n’exclut ni le recoupement de la clientèle, ni la mutualisation des circuits de distribution ». L’argument tiré de l’existence de circuits de commercialisation distincts est ainsi rejeté au motif qu’il ne « repose sur aucune des pièces produites ».

La cour relève enfin que les décisions invoquées par l’employeur, qu’il s’agisse d’un arrêt de la cour d’appel d’Angers ou d’une autorisation de l’inspection du travail, ne comportent « aucune analyse du secteur d’activité tel que défini par la loi ». Elle conclut que l’employeur « n’apporte pas la preuve qui lui incombe de ce que la division Hygiène Pro Ventes Directes constitue, à elle seule, un secteur d’activité autonome et pertinent ».

II. Les conséquences de l’absence de preuve sur la validité du licenciement

L’erreur de périmètre entraîne l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement (A), tandis que la cour procède à une évaluation mesurée du préjudice subi par le salarié (B).

A. L’invalidation du motif économique par défaut de périmètre

La cour tire les conséquences de l’absence de démonstration du périmètre sectoriel. Elle énonce que « le périmètre retenu par l’employeur pour apprécier le motif économique n’est pas fondé » et que « les difficultés économiques doivent être examinées à l’échelle du groupe ». Elle ajoute que « faute pour l’employeur d’avoir procédé à cette analyse, le motif économique ne saurait être regardé comme établi ».

Ce raisonnement présente une logique implacable. Le législateur a défini un cadre d’appréciation du motif économique. Si l’employeur invoque un périmètre restrictif, il doit en établir la pertinence. À défaut, le juge ne peut vérifier si les conditions légales du licenciement économique sont réunies. L’absence de preuve du périmètre entraîne mécaniquement l’impossibilité de contrôler le motif.

La cour prolonge son analyse en examinant, à titre surabondant, la question de la menace sur la compétitivité. Elle constate que l’employeur « ne verse aux débats que des documents relatifs à sa propre situation comptable, sans fournir aucun élément comptable ou financier relatif à la situation consolidée du groupe ». Elle observe que les pertes d’exploitation de la société « apparaissent en nette réduction en 2018 » et qu’aucun élément n’établit que le maintien du site litigieux « faisait obstacle à la compétitivité de l’ensemble du groupe ». La cour en déduit que « les seuls indicateurs propres à la société Orapi Hygiène sont insuffisants à caractériser l’existence d’une menace sur la compétitivité du groupe ».

Cette double motivation renforce la solidité de la décision. Le licenciement est privé de cause réelle et sérieuse tant par l’erreur de périmètre que par l’absence de preuve d’une menace effective sur la compétitivité appréciée au bon niveau.

B. L’évaluation mesurée du préjudice du salarié

La cour procède à la fixation des dommages et intérêts dans le cadre du barème prévu par l’article L. 1235-3 du code du travail. Elle rappelle que le salarié, compte tenu de son ancienneté de dix-sept années révolues, peut prétendre à une indemnité comprise entre trois et quatorze mois de salaire brut.

Le salarié sollicitait la somme de 38 790 euros. L’employeur demandait à titre subsidiaire la limitation de l’indemnité à trois mois de salaire, soit 6 993 euros. La cour observe que le salarié « ne justifie pas de sa situation postérieure au licenciement ». Elle prend en considération « l’effectif de l’entreprise, les circonstances de la rupture, le montant de la rémunération versée, l’âge du salarié, son ancienneté, sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelle et les conséquences du licenciement à son égard ».

Au terme de cette appréciation, la cour alloue au salarié la somme de 10 000 euros. Cette fixation se situe dans la partie basse de la fourchette légale, ce qui traduit la prise en compte de l’absence de justificatifs relatifs à la situation postérieure au licenciement. La cour applique le barème avec rigueur sans le dépasser ni le contourner.

La cour ordonne également le remboursement par l’employeur à France Travail des indemnités de chômage dans la limite de six mois, conformément à l’article L. 1235-4 du code du travail. Elle rejette en revanche la demande de dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat, le salarié ne justifiant « d’aucun préjudice distinct de celui résultant de la rupture ». Cette solution confirme l’exigence probatoire pesant sur le demandeur lorsqu’il invoque un préjudice autonome.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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