Cour d’appel de Bordeaux, le 10 juillet 2025, n°23/00494

La Cour d’appel de Bordeaux, dans un arrêt rendu le 10 juillet 2025, se prononce sur les conditions de résidence exigées pour le bénéfice de l’allocation aux adultes handicapés. Cette décision s’inscrit dans le contentieux récurrent opposant les allocataires aux organismes de sécurité sociale lorsqu’un séjour prolongé à l’étranger interrompt le versement de la prestation.

Un ressortissant français, né en 1962, bénéficiait de l’allocation aux adultes handicapés depuis juin 2015 en raison d’un taux d’incapacité compris entre 50 et 80 %. Il avait séjourné hors du territoire national du 10 janvier 2019 au 5 mai 2019, puis du 9 décembre 2019 au 19 juin 2021. Par courrier du 17 septembre 2021, la caisse d’allocations familiales lui a notifié un indu de 17 143,20 euros pour la période du 1er décembre 2019 au 30 juin 2021, au motif qu’il résidait régulièrement hors de France. La commission de recours amiable a rejeté sa contestation le 13 décembre 2021.

Le pôle social du tribunal judiciaire de Bordeaux, par jugement du 16 décembre 2022, a débouté l’allocataire de l’intégralité de ses prétentions et l’a condamné au paiement du solde de l’indu, soit 16 797,60 euros après retenues sur prestations. L’intéressé a interjeté appel le 31 janvier 2023.

Devant la cour, l’appelant soutenait que son impossibilité de revenir en France résultait d’un cas de force majeure lié à la fermeture des frontières thaïlandaises et à l’annulation des vols commerciaux. Il invoquait également l’inconventionnalité et l’inconstitutionnalité de la condition de résidence, estimant qu’elle constituait une discrimination fondée sur le handicap et une atteinte à sa liberté d’aller et venir. La caisse répliquait qu’aucune dérogation n’était prévue par les textes et que les restrictions aux droits fondamentaux demeuraient proportionnées.

La question posée à la Cour d’appel de Bordeaux était double : la force majeure peut-elle suppléer l’absence d’une condition légale d’ouverture du droit à l’allocation aux adultes handicapés, et la condition de résidence de neuf mois sur le territoire français est-elle compatible avec les exigences conventionnelles et constitutionnelles relatives à la non-discrimination et à la liberté de circulation ?

La cour confirme le jugement entrepris. Elle retient que « la force majeure ne peut, sauf dérogation expresse, suppléer l’absence des conditions d’ouverture du droit à l’AAH » et constate que les textes applicables n’envisagent aucun cas de force majeure. Elle juge par ailleurs que « la condition de résidence de 9 mois poursuit un objectif légitime » et que « les restrictions apportées aux droits des personnes sont tout à fait proportionnées par rapport à cet objectif ».

L’arrêt mérite examen tant sur le refus d’admettre la force majeure comme cause exonératoire (I) que sur la validation de la condition de résidence au regard des droits fondamentaux (II).

I. Le rejet catégorique de la force majeure en matière d’allocation aux adultes handicapés

La cour écarte l’argument tiré de la force majeure en s’appuyant sur une jurisprudence établie (A), tout en relevant l’insuffisance probatoire des éléments avancés par l’appelant (B).

A. Une position jurisprudentielle consolidée

La Cour d’appel de Bordeaux s’inscrit dans le sillage d’une décision de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 25 novembre 2021. Elle rappelle que « la force majeure ne peut, sauf dérogation expresse, suppléer l’absence des conditions d’ouverture du droit à l’AAH ». Cette formulation traduit une conception stricte du droit des prestations sociales où les conditions légales revêtent un caractère impératif.

Le raisonnement repose sur l’absence de toute disposition dérogatoire dans les articles L.821-1 et R.821-1 du code de la sécurité sociale. La cour observe que ces textes « n’envisagent aucun cas de force majeure pour suppléer l’absence des conditions d’ouverture du droit ». Le silence du législateur vaut donc exclusion. Cette interprétation restrictive se justifie par la nature même des prestations de solidarité nationale, dont l’attribution obéit à des critères objectifs et vérifiables.

La solution retenue présente une rigueur certaine. Elle refuse toute appréciation in concreto des circonstances ayant empêché le retour sur le territoire français. L’allocataire se trouve ainsi privé de la possibilité d’invoquer un événement imprévisible et irrésistible pour justifier son absence prolongée. Cette position traduit la volonté de préserver l’uniformité d’application des règles relatives aux minima sociaux.

B. L’insuffisance des preuves rapportées

La cour ajoute un second motif de rejet en constatant que l’appelant ne démontre pas la réalité de la force majeure alléguée. Elle relève que « les pièces que M. [F] produit ne permettent pas d’établir une fermeture des frontières pendant toute la période et une annulation continue de tous les vols commerciaux vers la France ».

Cette motivation subsidiaire révèle les exigences probatoires pesant sur l’allocataire qui entendrait se prévaloir de circonstances exceptionnelles. Il ne suffit pas d’invoquer le contexte sanitaire mondial pour caractériser un cas de force majeure. Encore faut-il démontrer que l’impossibilité de regagner le territoire français a été totale et continue pendant toute la durée de l’absence.

L’arrêt souligne implicitement que des possibilités de retour ont pu exister à certaines périodes, notamment entre décembre 2019 et mars 2020, avant l’instauration des mesures sanitaires les plus restrictives. Cette observation affaiblit considérablement l’argumentation de l’appelant. La cour adopte ainsi une approche pragmatique qui refuse de considérer la pandémie comme une cause automatique d’exonération.

II. La compatibilité de la condition de résidence avec les droits fondamentaux

La cour procède à un contrôle de conventionnalité de la condition de résidence (A) et conclut à la proportionnalité des restrictions qu’elle impose (B).

A. Le cadre du contrôle de conventionnalité

L’appelant invoquait de nombreux textes internationaux et constitutionnels pour contester la condition de résidence : article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, article 1er du protocole n° 12, article 1er du protocole additionnel relatif à la protection de la propriété, article 2 du protocole n° 4 sur la liberté de circulation. Il soutenait que cette condition constituait une discrimination indirecte fondée sur le handicap.

La cour rappelle méthodiquement le contenu de ces dispositions et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle souligne que « les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement ». Cette latitude est particulièrement étendue en matière économique et sociale.

L’arrêt cite également la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987 selon laquelle « la fixation d’une condition de résidence pour l’octroi de prestations sociales n’emporte pas par elle-même une discrimination de la nature de celles qui sont prohibées ». Ce rappel renforce la légitimité de la condition contestée au regard du droit interne.

La cour écarte toutefois l’existence d’une discrimination directe en observant que « toutes les personnes en situation de handicap sont soumises aux mêmes conditions pour prétendre au bénéfice de l’AAH ». Le critère de différenciation n’est pas le handicap lui-même mais le lieu de résidence, ce qui neutralise l’argument tiré de la discrimination fondée sur l’état de santé.

B. La reconnaissance d’une restriction proportionnée

La cour admet néanmoins que « les dispositions du code de la sécurité sociale introduisent une restriction à la liberté d’aller et venir des personnes en situation de handicap ». Cette reconnaissance constitue l’apport notable de l’arrêt. Les juges bordelais ne nient pas que la condition de résidence affecte l’exercice d’une liberté fondamentale.

L’analyse se déplace alors sur le terrain de la proportionnalité. La cour considère que « la condition de résidence de 9 mois vise à s’assurer que les bénéficiaires de la solidarité nationale résident effectivement en France pendant une majorité de l’année, afin de limiter les abus et garantir que les aides sociales profitent aux résidents légitimes ». Cet objectif est qualifié de légitime.

La cour conclut que « les restrictions apportées aux droits des personnes sont tout à fait proportionnées par rapport à cet objectif ». Cette appréciation repose sur un équilibre entre la protection des droits individuels et la préservation du système de solidarité nationale. L’allocataire conserve la faculté de séjourner à l’étranger trois mois par an sans perdre ses droits. Au-delà, il doit assumer les conséquences de son choix.

Cette solution s’inscrit dans une conception territorialisée de la solidarité nationale. L’allocation aux adultes handicapés, financée par l’impôt, suppose un rattachement effectif au territoire français. La cour valide ainsi l’exigence légale sans remettre en cause le principe même de la prestation ni les droits fondamentaux des personnes handicapées résidant effectivement en France.

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Hassan KOHEN
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