Cour d’appel de Bordeaux, le 11 septembre 2025, n°22/03221

Par arrêt du 11 septembre 2025, Cour d’appel de Bordeaux, chambre sociale, la juridiction liquide les préjudices personnels d’une salariée victime d’un accident du travail. La faute inexcusable de l’employeur avait été retenue par un arrêt antérieur, assorti d’une expertise médicale, de sorte que la présente décision ne porte que sur l’indemnisation complémentaire et ses modalités.

L’accident est survenu le 28 septembre 2017 et a été pris en charge au titre des risques professionnels. La salariée a ensuite été déclarée inapte à son poste. Son état a été consolidé le 25 octobre 2019 avec un taux d’incapacité permanente de 7 % et versement d’un capital. Un jugement du 14 juin 2022 l’avait déboutée de ses demandes au titre de la faute inexcusable. Par arrêt du 28 mars 2024, la cour d’appel a infirmé ce jugement, reconnu la faute inexcusable, majoré la prestation et ordonné une expertise. Le rapport a été déposé le 3 mars 2025.

Devant la cour, la victime sollicitait la réparation de divers postes personnels, l’employeur en contestait l’étendue et le quantum, tandis que l’organisme social s’en rapportait pour l’essentiel. La question juridique posée tient à la délimitation et à l’évaluation des chefs de préjudices indemnisables au titre de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu’éclairé par la décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010. La cour rappelle que « Il résulte de ce texte, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel […] que […] la victime […] peut demander […] la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés […] à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts ». Elle précise surtout que « Il s’ensuit que le salarié ne saurait dans ces conditions prétendre à la réparation intégrale de ses préjudices selon les règles de droit commun […] et seuls les chefs de préjudice qui ne sont pas déjà couverts par le livre IV […] peuvent faire l’objet d’une indemnisation dans les conditions du droit commun ». Sur ce fondement, la cour alloue notamment 4 000 euros au titre des souffrances endurées, 2 091,70 euros pour le déficit fonctionnel temporaire, 7 080 euros pour le déficit fonctionnel permanent, 4 000 euros au titre du préjudice sexuel, 500 euros pour le préjudice esthétique temporaire et 320 euros pour l’assistance par tierce personne, rejetant la demande d’agrément faute de preuve. Les intérêts courent au taux légal à compter de l’arrêt.

I. Le sens de la décision: un cadre strict et une méthode d’évaluation encadrée

A. La délimitation des chefs indemnisables sous L. 452-3 CSS

La cour s’inscrit dans la ligne constitutionnelle issue de la QPC de 2010 en rappelant la nature spécifique du régime. Elle cite le principe gouvernant la réparation complémentaire: « Il s’ensuit que le salarié ne saurait dans ces conditions prétendre à la réparation intégrale […] la réparation de la faute inexcusable […] continuant à relever du régime spécifique […] et seuls les chefs […] non couverts […] peuvent faire l’objet d’une indemnisation dans les conditions du droit commun ». Ce rappel exclut toute transposition mécaniste des barèmes du droit commun et commande un examen poste par poste.

Le texte de base est aussi rappelé dans sa lettre utile, en ce qu’il ouvre droit à la réparation des souffrances, des préjudices esthétiques et d’agrément, ainsi qu’aux atteintes aux possibilités de promotion professionnelle. La cour rappelle ainsi que, « Indépendamment de la majoration […] la victime a le droit de demander […] la réparation du préjudice causé par les souffrances […] de ses préjudices esthétiques et d’agrément […] ». Le raisonnement se structure donc autour d’un noyau de chefs explicitement visés, étendu aux postes non couverts par le livre IV, sous réserve de leur preuve et de l’absence de double indemnisation.

B. La mise en œuvre: définitions jurisprudentielles et paramètres de calcul

La cour expose soigneusement la fonction de chaque poste, mobilisant des définitions stabilisées. Pour le déficit fonctionnel temporaire, elle retient que « Le déficit fonctionnel temporaire indemnise le préjudice subi par la victime pour la période antérieure à la date de consolidation […] et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique. Il intègre la réparation du préjudice sexuel temporaire et le préjudice temporaire d’agrément ». Les taux fixés par l’expertise (25 % pendant 31 jours, puis 10 % pendant 727 jours) sont validés, et un taux journalier de 26 euros est retenu, produisant 2 091,70 euros. L’option d’un montant intermédiaire entre les prétentions adverses manifeste une appréciation concrète mais rationnée.

Pour le déficit fonctionnel permanent, la cour rappelle que « Ce poste tend à indemniser la réduction définitive, soit après consolidation, du potentiel physique, psychosensoriel, ou intellectuel […], à laquelle s’ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques ». L’expert ayant fixé le DFP à 4 %, la cour applique le référentiel indicatif utilisé par les juridictions, en énonçant: « En application du référentiel indicatif actuellement en vigueur, la valeur de l’indice […] est 1 770 ». La multiplication par le taux de 4 % conduit à 7 080 euros, ce qui s’accorde avec la méthode retenue.

Les souffrances endurées sont évaluées à 4 000 euros au regard d’un niveau de 2,5/7, motif pris des soins, infiltrations et rééducation. S’agissant du préjudice sexuel, la cour structure le poste en rappelant que « Il convient de distinguer trois types de préjudices de nature sexuelle », puis, au vu d’une gêne positionnelle en lien avec les douleurs lombaires, fixe 4 000 euros. Le préjudice esthétique temporaire est admis pour 500 euros, la cour rappelant que « La victime peut subir, pendant la maladie traumatique […] une altération de son apparence physique, même temporaire, justifiant une indemnisation ». Enfin, l’assistance tierce personne est indemnisée sur quatre semaines à cinq heures hebdomadaires, la cour retenant qu’« S’agissant d’une aide qui ne requiert aucune qualification spécialisée […] il sera retenu un coût horaire de 16 euros ».

II. La valeur et la portée: cohérence normative et clarifications probatoires

A. Un raisonnement conforme au cadre constitutionnel, renforcé par des repères opérationnels

La décision confirme la portée de la QPC de 2010 en évitant le double écueil de la réparation intégrale de droit commun et du cantonnement excessif. La citation précitée répartit nettement les rôles entre la réparation forfaitaire d’assurance sociale et la réparation complémentaire de faute inexcusable. En ce sens, l’arrêt réaffirme la logique d’« autres chefs de préjudice […] à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts », consolidant une ligne jurisprudentielle constante.

La méthode d’évaluation s’appuie sur des définitions finalistes et sur un référentiel indicatif explicite. L’articulation entre DFT et DFP, clairement rappelée par les extraits « Le déficit fonctionnel temporaire indemnise […] » et « Ce poste tend à indemniser […] », favorise la prévisibilité des montants. La reconnaissance découpée du préjudice sexuel, introduite par « Il convient de distinguer trois types de préjudices de nature sexuelle », confère une grille d’analyse opératoire, réduisant les confusions avec d’autres chefs. L’ensemble dessine une liquidation mesurée, attentive aux conclusions de l’expertise et à la cohérence des postes.

B. Des exigences probatoires précises et des incidences pratiques sur la liquidation

L’arrêt opère une clarification utile sur le préjudice d’agrément, en rappelant sa spécificité probatoire. La cour énonce que « Ce poste de préjudice répare l’impossibilité et/ou les difficultés […] à poursuivre la pratique régulière d’une activité spécifique […] Il n’indemnise pas la perte de qualité de vie […] lesquels relèvent de […] du déficit fonctionnel permanent. Il appartient à la juridiction de rechercher s’il est justifié de la pratique […] antérieure à l’accident ». En l’espèce, l’absence de preuve d’une pratique antérieure caractérisée justifie le rejet de la demande. La frontière avec le DFP s’en trouve mieux tracée et évite les doubles comptes.

La fixation d’un taux journalier de 26 euros pour le DFT, compris entre les prétentions des parties, atteste d’une modulation contextualisée. De même, l’adoption de l’indice référentiel pour le DFP sécurise l’égalité de traitement et la lisibilité des décisions. Le choix d’un taux horaire de 16 euros pour l’assistance non spécialisée, rappelé par « il sera retenu un coût horaire de 16 euros », ancre la pratique dans des standards transparents. La discrète admission d’un préjudice esthétique temporaire modeste, malgré l’absence de constat expert dédié, révèle une appréciation in concreto des atteintes de la phase traumatique, sans verser dans l’automaticité.

Enfin, la solution emporte des conséquences pratiques nettes: intérêts au taux légal à compter de l’arrêt, absence de nouvelle majoration de la prestation déjà fixée, avance par l’organisme social et recours contre l’employeur maintenus. L’économie du régime spécial est ainsi respectée, la réparation complémentaire restant contenue dans ses frontières normatives, mais suffisamment outillée pour répondre aux atteintes personnelles effectivement démontrées.

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