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Par un arrêt rendu le 24 juillet 2025, la Cour d’appel de Bordeaux (chambre sociale, section B) statue sur la qualification professionnelle d’un suicide et l’allégation de faute inexcusable. L’espèce concerne une salariée promue responsable d’agence, placée en arrêt de travail fin novembre 2018, ayant tenté de se suicider hors du lieu de travail et décédée ultérieurement. Après une décision de prise en charge par la caisse, les ayants droit ont recherché la faute inexcusable de l’employeur; le pôle social a rejeté les demandes et l’appel a été interjeté.
La question posée à la cour est double et cumulative. D’une part, déterminer si un suicide survenu en dehors du temps et du lieu du travail peut recevoir la qualification d’accident du travail au regard d’un lien causal direct. D’autre part, apprécier si l’employeur a commis une faute inexcusable en ne prévenant pas un risque dont il avait ou aurait dû avoir conscience. La cour reconnaît le caractère professionnel de l’accident, puis écarte la faute inexcusable au vu des mesures prises et de l’absence de conscience démontrée du danger.
I. La qualification professionnelle d’un suicide hors temps et lieu de travail
A. Les critères jurisprudentiels et la charge probatoire
La cour rappelle d’abord le cadre légal de l’accident du travail. Elle énonce: « Selon l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale, ‘est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise’. » Le critère tient à l’occurrence d’un fait accidentel et à la lésion qui en résulte.
Elle précise la définition prétorienne de l’événement accidentel, adossée à l’exigence d’une date certaine: « Constitue un accident du travail un événement ou une série d’événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l’occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle, quelle que soit la date d’apparition de celle-ci. (Soc., 2 avril 2003, pourvoi n°00-21.768) ». Le lien avec le travail ne se confond pas avec la subordination temporelle ou spatiale.
La cour rappelle, de manière décisive pour les suicides commis en dehors du lieu et du temps de travail, que la prise en charge reste envisageable sous condition de causalité: « S’il est commis en dehors du temps ou du lieu de travail, à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de l’employeur, le suicide peut faire l’objet d’une prise en charge au titre de la législation professionnelle s’il est établi qu’il est survenu par le fait du travail (2ème Civ., 22 févr. 2007, n°05-13.771; 22 janv. 2015, n°13-28.368; 26 novembre 2020, pourvoi n°19-21.890). » La condition du lien causal direct gouverne donc l’issue du litige.
La charge de la preuve est clairement posée, et pèse sur la victime ou ses ayants droit: « Il incombe à la victime d’établir l’existence d’un lien de causalité direct entre le suicide ou la tentative de suicide et le travail (2ème Civ., 14 février 2019, pourvoi n° 18-11.622, 18-11.450 ; 7 avril 2022, pourvoi n°20-22.657). » La motivation articule ainsi une exigence probatoire forte, recentrée sur les circonstances précises.
B. L’établissement du lien causal direct au regard des éléments du dossier
La cour reconstitue une séquence chronologique précise, éclairée par des documents médicaux et des éléments circonstanciés. Elle retient l’arrêt de travail, les constats cliniques d’épisode dépressif, l’entretien professionnel du 22 novembre 2018, la consultation psychologique, et enfin la tentative de suicide une semaine plus tard. Les messages et comportements décrits corroborent un enchaînement resserré reliant la sphère professionnelle au passage à l’acte.
Cette analyse aboutit à la qualification, au terme d’une appréciation concrète et rigoureuse. La cour identifie un facteur déclencheur situé dans la sphère du travail, sans confondre causalité directe et causalité exclusive. Elle écarte, à bon droit, les explications extérieures non caractérisées, en s’attachant aux seules données objectivées par le dossier et pertinentes pour le lien causal.
La conséquence logique en découle: le suicide revêt la nature d’un accident du travail, bien qu’il soit survenu hors du temps et du lieu de travail. Ce point reconnu, l’instance se concentre alors sur l’éventuelle faute inexcusable de l’employeur, dont l’examen n’est pas gouverné par un quelconque automatisme.
II. Le rejet de la faute inexcusable au regard de l’obligation de sécurité
A. Le cadre normatif et l’exigence de conscience du danger
La cour situe le débat au confluent du code de la sécurité sociale et du code du travail. Elle rappelle la définition, désormais classique, de la faute inexcusable: « Il résulte des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver (civ.2e, 8 octobre 2020, pourvoi n° 18-25.021 ; civ.2e, 8 octobre 2020, pourvoi n° 18-26.677). Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident dont le salarié a été victime mais il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes auraient concouru au dommage (Cass. Ass plen, 24 juin 2005, pourvoi n°03-30.038). »
Elle rappelle ensuite le contenu de l’obligation de sécurité, structurée par la prévention et l’adaptation des mesures: « Aux termes de l’article L.4121-1 du code du travail’:
«’L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent’:
‘1° Des actions de prévention des risques professionnels ;
2° Des actions d’information et de formation ;
3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.’» » La faute inexcusable suppose donc la réunion de deux conditions cumulatives, relatives à la connaissance du risque et à l’insuffisance des mesures.
La méthode d’appréciation est également encadrée. La cour rappelle un critère abstrait et objectif: « La conscience du danger exigée de l’employeur s’apprécie in abstracto par rapport à ce que doit savoir, dans son secteur d’activité, un employeur conscient de ses devoirs et obligations (Civ.2, 11 octobre 2006, pourvoi n°05-12.465 ; 10 juillet 2014, pourvoi n°13- 21.357 ; 18 décembre 2014, pourvoi n°13-21.681). » Le standard ne se confond pas avec l’appréciation subjective d’un encadrement particulier.
Enfin, la cour rappelle l’autonomie des débats sur la qualification et sur la faute inexcusable: « Il est également rappelé que la décision de prise en charge de l’accident du travail, ne fait pas obstacle à ce que l’employeur conteste, pour défendre à l’action en reconnaissance de la faute inexcusable, le caractère professionnel de l’accident. » L’absence de mécanisme d’automaticité commande une démonstration probatoire spécifique.
B. L’appréciation in concreto des mesures prises et l’absence de preuve décisive
Appliquant ces principes, la cour inventorie les données utiles à l’appréciation des deux conditions cumulatives. Elle relève un poste à responsabilités limitées en effectif, un volume horaire contractuel déterminé, et l’absence de démonstration d’une surcharge anormale. Elle retient l’existence de consignes de sécurité, d’un document d’évaluation des risques, et d’un dispositif de prévention des expositions, adaptés à l’activité.
La motivation insiste sur les actions d’information et de formation, détaillées par thèmes et par périodes, qui participent de la prévention. S’y ajoutent des démarches d’accompagnement managérial, avec interventions répétées, réorganisation discutée et soutien opérationnel. La cour relève surtout une proposition de repositionnement rapide dès la révélation des difficultés, ce qui atteste d’une adaptation des mesures à l’évolution de la situation.
La pression hiérarchique est replacée dans le cadre inhérent à la fonction et aux objectifs économiques de l’agence. La cour souligne l’absence de démonstration d’une exigence anormale de résultats: « Il n’est de même pas démontré une pression particulière sur les résultats à obtenir ni même la fixation d’objectifs inatteignables. » Elle note aussi le versement de primes substantielles et l’impossibilité, juridiquement, de modifier le calcul des primes en cours d’exercice.
La condition de connaissance du danger n’est pas caractérisée au niveau requis, ni en termes d’indices antérieurs probants, ni au regard d’éléments médicaux portés à la connaissance de l’employeur. La seconde condition, tenant à une carence des mesures, n’est pas davantage établie au regard des actions de prévention, d’information, d’organisation, et des réponses apportées dès la déclaration des difficultés. En l’absence d’éléments décisifs, la faute inexcusable est écartée.
Appréciée au regard du droit positif, la décision s’inscrit dans une ligne cohérente qui dissocie nettement la qualification d’accident du travail et la faute inexcusable. Elle confirme l’exigence d’un lien de causalité direct pour la prise en charge du suicide hors lieu et temps, tout en maintenant un seuil probatoire élevé quant à la conscience du risque par l’employeur. Elle invite, en pratique, à documenter les évaluations de risques, les formations et les adaptations organisationnelles, afin de répondre aux exigences des articles L.4121-1 et L.4121-2.