Cour d’appel de Bordeaux, le 24 juin 2025, n°23/00095

La question de la requalification d’une mise à pied conservatoire en sanction disciplinaire et celle de la visite médicale de reprise après un arrêt maladie constituent des sources récurrentes de contentieux devant les juridictions sociales. Ces deux problématiques se trouvent au coeur de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Bordeaux le 24 juin 2025.

Un salarié avait été engagé en qualité d’ouvrier agricole par une société exploitant un domaine viticole. Il avait d’abord travaillé dans le cadre de plusieurs contrats à durée déterminée conclus entre 2008 et 2009, avant qu’un contrat à durée indéterminée ne soit signé le 4 janvier 2010. À compter de janvier 2020, il avait été placé en arrêt de travail pour maladie à plusieurs reprises. Après avoir repris son activité le 1er mai 2021, un incident survenu le 1er juin suivant avec son supérieur hiérarchique avait conduit l’employeur à lui notifier une mise à pied à titre conservatoire le 2 juin 2021, puis à le licencier pour faute grave le 22 juin 2021.

Le salarié avait saisi le conseil de prud’hommes de Libourne afin de contester son licenciement et de solliciter la requalification de ses anciens contrats à durée déterminée. Par jugement du 8 décembre 2022, le conseil de prud’hommes avait rejeté l’ensemble de ses demandes et l’avait condamné aux frais de procédure. Le salarié avait alors interjeté appel.

Devant la cour, le salarié soutenait à titre principal que son contrat à durée déterminée de 2008 devait être requalifié en contrat à durée indéterminée, faute de mentions obligatoires. À titre subsidiaire, il demandait la requalification de la mise à pied conservatoire en mise à pied disciplinaire, rendant selon lui le licenciement abusif puisque portant sur des faits déjà sanctionnés. Il invoquait également la nullité du licenciement prononcé en l’absence de visite de reprise et son caractère discriminatoire lié à son état de santé.

L’employeur concluait à la confirmation du jugement, estimant la demande de requalification prescrite, la mise à pied réellement conservatoire et les faits reprochés établis. Il contestait tout caractère discriminatoire du licenciement.

La cour devait déterminer si la demande de requalification des contrats à durée déterminée était prescrite, si la mise à pied présentait un caractère conservatoire ou disciplinaire, et si le licenciement était valable au regard de l’absence de visite médicale de reprise.

La cour d’appel de Bordeaux confirme le jugement sur la prescription de la demande de requalification. Elle l’infirme pour le surplus, requalifie la mise à pied conservatoire en sanction disciplinaire et juge le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse tant en raison de cette requalification que de l’absence de visite de reprise. Elle condamne l’employeur au paiement de diverses indemnités.

La décision présente un intérêt particulier en ce qu’elle illustre les exigences strictes entourant la mise à pied conservatoire (I) et rappelle les conséquences du défaut de visite médicale de reprise sur le pouvoir disciplinaire de l’employeur (II).

I. La requalification de la mise à pied conservatoire en sanction disciplinaire

La cour procède à une analyse rigoureuse du caractère conservatoire de la mise à pied (A) avant d’en tirer les conséquences sur la validité du licenciement (B).

A. L’exigence de concomitance avec l’engagement de la procédure disciplinaire

La cour rappelle un principe bien établi : « La mise à pied à titre conservatoire doit être concomitante avec l’engagement de la procédure de licenciement. » Cette exigence jurisprudentielle constante vise à éviter que l’employeur ne détourne la mise à pied conservatoire de sa finalité en la transformant de fait en sanction.

En l’espèce, la lettre notifiant la mise à pied annonçait l’envoi le même jour d’une convocation à entretien préalable. La cour constate cependant que cette lettre « a été postée le mercredi 3 juin 2021 » tandis que « la lettre de convocation n’a finalement été adressée que le mardi 8 juin 2021, soit 5 jours plus tard ». Ce délai, même incluant un week-end, excède ce que la jurisprudence admet généralement.

L’employeur tentait de justifier ce délai par la nécessité de vérifications. La cour rejette cette argumentation en relevant que « au vu des attestations de Messieurs [P], directeur d’exploitation, et [V], supérieur hiérarchique », les vérifications avaient été effectuées dès le soir du 1er juin 2021. Le directeur d’exploitation avait lui-même indiqué avoir informé le service juridique « en fin d’après-midi » ce jour-là. La cour en conclut que « la nécessité d’un délai nécessaire à des vérifications n’est donc pas établi ».

B. Les conséquences de la requalification sur le licenciement

La requalification de la mise à pied conservatoire en sanction disciplinaire emporte des conséquences décisives sur la validité du licenciement. La cour applique le principe fondamental selon lequel un même fait ne peut être sanctionné deux fois.

Elle énonce ainsi : « Un même fait ne pouvant être sanctionné deux fois, le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse de ce chef. » Cette application du principe non bis in idem en droit du travail constitue une garantie essentielle pour le salarié contre l’arbitraire patronal.

La portée de cette solution mérite attention. La cour ne se contente pas de constater l’irrégularité formelle de la procédure. Elle tire de la requalification une conséquence de fond affectant directement la cause du licenciement. L’employeur se trouve ainsi sanctionné pour avoir méconnu les règles encadrant la mise à pied conservatoire, indépendamment même de la réalité des faits reprochés au salarié.

Cette première irrégularité suffirait à elle seule à priver le licenciement de cause réelle et sérieuse. La cour examine néanmoins un second fondement tenant à l’absence de visite médicale de reprise.

II. L’incidence de l’absence de visite médicale de reprise sur le pouvoir disciplinaire

La cour articule le régime de la visite de reprise avec le pouvoir disciplinaire de l’employeur (A) avant d’en déduire l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement (B).

A. La suspension du contrat de travail et la limitation du pouvoir disciplinaire

La cour rappelle les dispositions de l’article R. 4624-31 du code du travail relatives à la visite médicale de reprise obligatoire après un arrêt de travail d’au moins trente jours. Elle en déduit que « le contrat de travail reste suspendu tant que la visite de reprise n’a pas eu lieu, même si le salarié a repris le travail ».

La cour nuance toutefois cette règle en admettant que « le salarié, dont le contrat de travail est suspendu pour maladie et qui reprend son travail avant d’avoir fait l’objet de la visite médicale de reprise, est en principe soumis au pouvoir disciplinaire de l’employeur ». Cette solution de principe reconnaît que la reprise effective du travail replace le salarié sous l’autorité de l’employeur.

Mais cette soumission au pouvoir disciplinaire connaît une limite importante : « il en est autrement lorsque l’employeur manque à son obligation d’organiser la visite de reprise obligatoire dans le délai de 8 jours prévu à l’article R. 4624-31 ». Dans cette hypothèse, la cour précise que l’employeur « peut seulement, dans le cas d’un licenciement disciplinaire, reprocher au salarié dont le contrat de travail demeure suspendu, un manquement à son obligation de loyauté ».

B. L’inapplicabilité des griefs disciplinaires ordinaires

En l’espèce, la cour constate que le salarié avait été en arrêt de travail « à compter du 4 janvier 2021 et au moins jusqu’au 31 mars 2021 ». Son arrêt était « supérieur à 30 jours lorsqu’il a repris le travail le 1er mai 2021 ». La cour relève qu’il n’est « ni justifié ni même allégué que la visite de reprise prescrite par l’article R. 4624-31 du code du travail a été mise en oeuvre ».

Elle ajoute qu’il n’est pas davantage « établi que la société a effectué les diligences requises aux fins d’organiser ladite visite dans les 8 jours suivant la fin de l’arrêt de travail ni même au-delà ». L’employeur avait donc manqué à son obligation d’organiser la visite de reprise.

La cour en tire la conséquence : « le licenciement du salarié, motivé par son comportement injurieux à l’égard de son supérieur hiérarchique et par son refus d’appliquer les consignes et non par un manquement à son obligation de loyauté, est sans cause réelle et sérieuse ». Les griefs disciplinaires retenus par l’employeur ne pouvaient fonder un licenciement tant que la visite de reprise n’avait pas été organisée.

La cour rejette en revanche la demande de nullité du licenciement formée par le salarié, précisant que « la nullité n’étant cependant pas encourue de ce chef ». Elle distingue ainsi l’absence de cause réelle et sérieuse, qui ouvre droit à indemnisation, de la nullité qui supposerait la caractérisation d’une discrimination. Sur ce dernier point, elle estime que les éléments de fait invoqués par le salarié ne laissent pas supposer que son licenciement reposait sur une discrimination liée à son état de santé, le licenciement reposant « sur des faits certes non retenus par la cour mais objectifs ».

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Hassan KOHEN
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