Cour d’appel de Bordeaux, le 9 septembre 2025, n°23/00665

L’arrêt rendu le 9 septembre 2025 par la cour d’appel de Bordeaux, chambre sociale, illustre la dualité des causes de licenciement pouvant être invoquées dans une même lettre de rupture. La juridiction y examine successivement un manquement à la loyauté professionnelle et une insuffisance professionnelle reprochés à une directrice d’agence immobilière.

Une salariée avait été engagée le 15 avril 2019 en qualité d’assistante commerciale par une société exploitant une agence immobilière. Par avenant du 30 août 2019, elle fut promue au poste de directrice d’agence avec le statut de négociateur VRP exclusif et la classification conventionnelle C1. Le 16 juillet 2020, elle reçut une convocation à entretien préalable assortie d’une mise à pied conservatoire. Son licenciement pour faute grave lui fut notifié le 28 juillet 2020 aux motifs d’un manquement grave à la déontologie professionnelle et d’insuffisances dans la direction de l’agence.

La salariée saisit le conseil de prud’hommes de Bordeaux le 29 janvier 2021 pour contester son licenciement et solliciter une reclassification conventionnelle. Par jugement du 6 janvier 2023, le conseil retint l’absence de cause réelle et sérieuse, accorda diverses indemnités et procéda à une reclassification en C3. L’employeur interjeta appel le 6 février 2023.

Devant la cour d’appel de Bordeaux, l’employeur soutenait la légitimité du licenciement pour faute grave et contestait toute reclassification. La salariée demandait la confirmation de l’absence de cause réelle et sérieuse ainsi qu’une reclassification en C4.

Deux questions se posaient à la cour. D’une part, la salariée pouvait-elle prétendre à une classification conventionnelle supérieure à celle contractuellement prévue ? D’autre part, le comportement reproché constituait-il une faute grave justifiant la rupture immédiate du contrat de travail ?

La cour d’appel de Bordeaux infirme partiellement le jugement. Elle déboute la salariée de ses demandes de reclassification. Elle requalifie le licenciement pour faute grave en licenciement pour cause réelle et sérieuse, reconnaissant ainsi l’existence de griefs fondés tout en écartant leur caractère de gravité suffisant pour priver la salariée de ses indemnités de rupture.

Cette décision invite à examiner d’abord le rejet de la demande de reclassification professionnelle (I), puis la requalification du licenciement pour faute grave en licenciement pour cause réelle et sérieuse (II).

I. Le rejet de la demande de reclassification conventionnelle

La cour procède à une analyse rigoureuse des fonctions réellement exercées (A) avant d’en tirer les conséquences sur le plan probatoire (B).

A. L’exigence d’une appréciation in concreto des fonctions exercées

La cour rappelle que « le juge, saisi d’une contestation sur la qualification attribuée à un salarié, doit se prononcer au vu des fonctions réellement exercées, par comparaison avec la classification de la convention collective ». Ce principe cardinal du droit du travail impose une analyse concrète des tâches accomplies, indépendamment des intitulés contractuels.

En l’espèce, l’avenant au contrat de travail prévoyait des fonctions de directrice d’agence comportant l’encadrement du personnel, l’organisation des plannings et le développement commercial. La salariée sollicitait la classification C4 correspondant à un « responsable de département ou d’entreprise, direction ». La convention collective de l’immobilier distingue précisément les niveaux C1 à C4 selon des critères d’autonomie, de responsabilité et de niveau relationnel.

La cour relève que la classification C1 attribuée contractuellement permet déjà d’encadrer et d’accompagner une équipe. Elle souligne que la direction de trois collaborateurs ne suffit pas à caractériser les prérogatives supérieures attachées aux classifications revendiquées. Cette position s’inscrit dans une jurisprudence constante refusant d’assimiler automatiquement un titre fonctionnel à une classification conventionnelle déterminée.

B. La charge probatoire pesant sur le salarié contestant sa classification

La cour affirme sans ambiguïté que « c’est au salarié qui conteste sa qualification, de prouver par tous moyens, le bien-fondé de sa contestation ». Cette règle d’attribution du fardeau probatoire conditionne l’issue du litige.

Or, la cour constate que la salariée « ne verse strictement aucune pièce permettant d’établir que les reclassifications qu’elle sollicite […] sont justifiées ». Elle précise que « son dossier est vide de tout élément ». Les quelques éléments produits sont écartés. Le courriel relatif à un recrutement avait été adressé en priorité au cogérant. Les contrats de travail des collaborateurs portaient la signature exclusive du cogérant, démontrant l’absence de pouvoir décisionnel ou de délégation.

Cette carence probatoire totale conduit logiquement au rejet des demandes de reclassification. La solution rappelle que le contentieux de la classification exige du salarié qu’il établisse positivement l’exercice effectif de fonctions correspondant au niveau revendiqué.

II. La requalification du licenciement pour faute grave en licenciement pour cause réelle et sérieuse

La cour reconnaît l’existence de manquements imputables à la salariée (A) tout en refusant de leur conférer le caractère de gravité requis pour un licenciement immédiat (B).

A. La caractérisation cumulative d’un manquement déloyauté et d’une insuffisance professionnelle

La cour admet la possibilité d’invoquer simultanément dans une lettre de licenciement des motifs de nature différente. Elle rappelle que « l’employeur […] peut invoquer dans les lettres de licenciement des motifs différents de rupture inhérents à la personne du salarié, dès lors qu’ils procèdent de faits distincts ».

S’agissant du premier grief, la cour retient que la salariée a transmis à la mandante l’offre d’achat d’un client de son collaborateur « le 30 juin 2020 à 00h21 alors qu’elle l’avait réceptionnée la veille, le 29 juin 2020, dès 12 heures 07 », tout en s’empressant de transmettre l’offre de ses propres clients le jour même à 14h07. La cour qualifie ce comportement de manquement à l’obligation de loyauté, la salariée ayant « retenu par devers elle pendant plus de 12 heures l’offre d’achat du client de son collaborateur ».

S’agissant de l’insuffisance professionnelle, la cour s’appuie sur les attestations de deux collaborateurs décrivant un défaut d’accompagnement, un manque d’organisation et une absence de stratégie commerciale. Elle relève que la salariée « demeure totalement silencieuse » sur ces reproches précis et circonstanciés. La liberté de la preuve en droit du travail permet de retenir des attestations ne répondant pas strictement aux formes de l’article 202 du code de procédure civile.

B. L’absence du caractère de gravité exclusif des indemnités de rupture

Malgré la caractérisation des griefs, la cour refuse de qualifier la faute de grave. Elle motive cette position par le fait que « la salariée n’avait jamais fait l’objet jusque-là d’une sanction disciplinaire et n’avait même jamais fait l’objet d’une observation de la part de son employeur ».

Cette motivation illustre l’appréciation in concreto de la gravité de la faute. Le comportement fautif, pour justifier un licenciement sans préavis ni indemnité, doit rendre impossible le maintien du salarié dans l’entreprise. L’absence de tout antécédent disciplinaire constitue un élément d’appréciation déterminant. La cour opère ainsi la distinction entre la faute justifiant la rupture et celle autorisant la privation des indemnités.

La requalification emporte des conséquences financières significatives. La salariée obtient le paiement du préavis de trois mois prévu par la convention collective, l’indemnité conventionnelle de licenciement et le rappel de salaire correspondant à la période de mise à pied conservatoire. En revanche, elle est déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement abusif, la cause réelle et sérieuse étant reconnue.

Cette décision confirme la nécessité pour l’employeur invoquant la faute grave de démontrer non seulement l’existence du manquement mais également son caractère rendant impossible toute poursuite de la relation contractuelle, même temporaire.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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