Cour d’appel de Caen, le 3 juillet 2025, n°22/00713

La reconnaissance d’une maladie professionnelle hors tableau et la caractérisation d’une faute inexcusable de l’employeur constituent des contentieux majeurs du droit de la sécurité sociale. L’articulation entre ces deux notions soulève des questions essentielles relatives à la protection de la santé des salariés et aux obligations qui incombent à l’employeur.

En l’espèce, une salariée avait été embauchée par une société dans laquelle elle avait exercé durant plus de quarante ans. A compter de 2006, elle avait été promue responsable de plusieurs agences avant d’être reclassée en 2008. Dès cette période, elle avait alerté sa hiérarchie sur des difficultés relationnelles avec ses collègues et sur une dégradation de ses conditions de travail. Par courriels des 4 juillet et 4 septembre 2013, elle avait expressément signalé le risque d’atteinte à son intégrité physique et mentale. Une déléguée syndicale avait également adressé un courrier à l’employeur le 14 janvier 2014 dénonçant des agissements anormaux. La salariée avait été placée en arrêt de travail le 24 janvier 2014 puis déclarée inapte à tout poste le 4 juin 2014. Elle avait déclaré une maladie professionnelle le 14 septembre 2015, consistant en un syndrome dépressif sévère.

La caisse primaire d’assurance maladie avait saisi un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, lequel avait rendu un avis favorable le 9 février 2017. La caisse avait notifié la prise en charge au titre de la législation professionnelle le 13 février 2017. La salariée avait saisi le tribunal judiciaire d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. Par jugement du 23 février 2022, le tribunal judiciaire de Coutances l’avait déboutée de ses demandes. La salariée avait interjeté appel. Par arrêt avant-dire-droit du 7 décembre 2023, la cour d’appel de Caen avait désigné un second comité régional pour donner un avis motivé sur le caractère professionnel de la maladie.

L’employeur contestait le caractère professionnel de la maladie déclarée et soutenait que la salariée n’avait jamais signalé de danger précis permettant l’application de la faute inexcusable de droit. La salariée faisait valoir que les deux comités régionaux avaient reconnu le lien direct et essentiel entre sa pathologie et son travail, et qu’elle avait alerté son employeur à plusieurs reprises sur le risque d’atteinte à sa santé.

La question posée à la cour d’appel de Caen était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si la maladie déclarée par la salariée, non désignée dans un tableau de maladies professionnelles, avait été essentiellement et directement causée par son travail habituel. Il convenait ensuite de rechercher si les alertes adressées par la salariée à son employeur caractérisaient un signalement du risque au sens de l’article L. 4131-4 du code du travail, permettant l’application de la présomption de faute inexcusable.

Par arrêt du 3 juillet 2025, la cour d’appel de Caen infirme le jugement entrepris. Elle retient le caractère professionnel de la maladie et reconnaît la faute inexcusable de l’employeur sur le fondement de la présomption légale.

Cette décision illustre les conditions de reconnaissance d’une maladie hors tableau par le truchement du comité régional (I) et précise le régime de la faute inexcusable de droit fondée sur le signalement préalable du risque (II).

I. La reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie hors tableau

La cour d’appel de Caen confirme le caractère professionnel de la maladie déclarée en se fondant sur les avis concordants des comités régionaux (A) et en établissant le lien direct et essentiel avec le travail habituel de la victime (B).

A. La valeur probante des avis des comités régionaux

L’article L. 461-1 du code de la sécurité sociale prévoit qu’une maladie non désignée dans un tableau peut être reconnue d’origine professionnelle lorsqu’il est établi qu’elle est « essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime » et qu’elle entraîne une incapacité permanente d’au moins 25 %. La reconnaissance intervient après avis motivé d’un comité régional qui s’impose à la caisse.

La cour rappelle toutefois que si « l’avis motivé du CRRMP désigné par la caisse s’impose à cette dernière, il constitue seulement un élément de preuve parmi d’autres soumis à l’appréciation souveraine des juges du fond ». Cette formulation consacre la liberté d’appréciation du juge à l’égard de l’avis du comité. L’employeur ne saurait donc se retrancher derrière une prétendue insuffisance de l’instruction menée par le comité pour contester la décision de prise en charge.

En l’espèce, deux comités régionaux successifs avaient été saisis. Le premier, en 2017, avait constaté l’exposition de la salariée à « la présence de violence sous diverses formes », « une charge de travail élevée », « une faible latitude décisionnelle », « un faible soutien social », « une insécurité de la situation de travail » et « des conflits de valeur ». Il avait conclu à l’absence de « facteur extra professionnel susceptible d’expliquer, en lui-même, la survenue de cette pathologie ». Le second comité, en 2024, avait confirmé l’existence de « contraintes psycho-organisationnelles » permettant d’expliquer le développement de la pathologie.

L’employeur soutenait que les comités n’avaient pas tenu compte de ses observations et que le médecin du travail n’avait jamais signalé de problème. La cour écarte ces arguments en relevant que les deux comités avaient bien été destinataires des pièces communiquées par l’employeur. Elle souligne également que le médecin du travail avait, dans une note du 2 mars 2016, expressément indiqué que « le dossier médical met clairement en lien l’état dépressif avec les difficultés au travail depuis 2006 ».

B. L’établissement du lien direct et essentiel avec le travail

La condition tenant au caractère « essentiel » du lien avec le travail exige que celui-ci constitue la cause prépondérante de la pathologie. La cour procède à une analyse circonstanciée des éléments du dossier pour établir ce lien.

Elle relève d’abord les multiples alertes adressées par la salariée à sa hiérarchie entre 2009 et 2014. Elle note ensuite que le médecin du travail avait conclu en 2014 « à une situation de harcèlement moral ». Elle observe enfin que le médecin psychiatre avait constaté un « état anxio-dépressif sévère dès le 24 janvier 2014 ».

La cour précise que « le lien entre le syndrome dépressif sévère et le travail apparaît essentiel et direct au vu de l’ensemble de ces éléments et la société ne fait pas valoir d’arguments ou de moyens sur l’existence d’autres causes de l’affection qui auraient été essentielles ». Elle ajoute que « les deux CRRMP ont également écarté l’existence de facteurs extra-professionnels susceptibles d’expliquer la survenue de cette pathologie ».

Cette motivation révèle la méthode suivie par les juges du fond. Le caractère essentiel du lien s’apprécie par confrontation entre les facteurs professionnels et les éventuels facteurs extraprofessionnels. L’absence de cause alternative identifiée renforce la conclusion selon laquelle le travail constitue bien la cause prépondérante de la maladie. La reconnaissance du caractère professionnel ouvre alors la voie à l’examen de la faute inexcusable.

II. L’application de la présomption de faute inexcusable de l’employeur

La cour d’appel de Caen retient l’existence d’une faute inexcusable de droit en caractérisant le signalement préalable du risque par la salariée (A) et en constatant l’absence de mesures effectives prises par l’employeur (B).

A. La caractérisation du signalement préalable du risque

L’article L. 4131-4 du code du travail dispose que « le bénéfice de la faute inexcusable de l’employeur prévue à l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle alors qu’eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité social et économique avaient signalé à l’employeur le risque qui s’est matérialisé ».

L’employeur soutenait que les courriers de la salariée ne faisaient pas état d’un « danger grave et imminent » pour sa vie ou sa santé. La cour rejette expressément cette argumentation en énonçant : « c’est à tort que la société soutient que pour l’application de l’article L. 4131-4 du code du travail, le salarié ou le représentant du personnel doit avoir signalé un danger grave et imminent pour la vie ou la santé du salarié. Cette condition est afférente à l’exercice du droit d’alerte et de retrait sans sanction et est étrangère à la faute inexcusable de droit de l’employeur ».

Cette distinction entre le droit d’alerte et de retrait d’une part, et le signalement ouvrant droit à la présomption de faute inexcusable d’autre part, revêt une importance pratique considérable. Le signalement au sens de l’article L. 4131-4 n’exige pas la démonstration d’un danger grave et imminent. Il suffit que le salarié ait alerté son employeur sur un risque précis et identifié.

La cour relève que la salariée avait écrit dans ses courriels des 4 juillet et 4 septembre 2013 qu’elle craignait une atteinte à son « intégrité physique et mentale ». Elle note également que la déléguée syndicale avait mentionné dans son courrier du 14 janvier 2014 que « sa santé physique et mentale en est à ce jour menacée ». La cour en déduit que « contrairement à ce qu’affirme la société, Mme [Z] a, à plusieurs reprises, alerté son employeur sur un risque précis et clairement identifié, celui de l’atteinte à son intégrité physique et mentale ».

B. L’absence de mesures préventives effectives

La présomption de faute inexcusable suppose non seulement un signalement préalable du risque mais également la matérialisation de ce risque. La cour précise que « la maladie déclarée par Mme [Z] le 14 septembre 2015, un état dépressif sévère médicalement constaté, est la matérialisation de ce risque ».

L’employeur invoquait une réunion du 23 septembre 2013 qui aurait permis de régler les difficultés. La cour écarte cet argument en observant qu’« il n’existe pas de trace écrite de cette réunion ». Elle examine ensuite le compte-rendu de la réunion du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail du 23 janvier 2014, dont il ressort que des reproches avaient été adressés à la salariée plutôt que des mesures de protection.

La cour conclut que « suite aux alertes claires et précises exprimées par la salariée en juillet et en septembre 2013, puis au courrier de la déléguée syndicale, la seule réponse dont justifie la société est une réunion du CHSCT du mois de janvier 2014, au cours de laquelle des reproches ont été adressés à Mme [Z] ». Elle ajoute que le seul fait que la salariée ait « plébiscité l’ambiance de cette dernière semaine » lors de cette réunion « non seulement ne renseigne pas sur les semaines précédentes et les semaines suivantes, mais tend à confirmer qu’aucune mesure effective n’a été prise pour prévenir le risque qui s’est effectivement produit ».

La présomption de faute inexcusable prévue par l’article L. 4131-4 du code du travail ne peut être renversée par l’employeur. Une fois les conditions réunies, la faute inexcusable est établie de plein droit. L’employeur ne peut s’exonérer en démontrant qu’il a pris des mesures après le signalement ou qu’il n’avait pas conscience du danger. Cette rigueur du texte traduit la volonté du législateur de renforcer l’effectivité de l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur.

La cour ordonne en conséquence la majoration maximale de la rente servie à la victime et désigne un expert aux fins d’évaluation des préjudices. Elle accorde également une provision de 2 000 euros à valoir sur l’indemnisation. L’action récursoire de la caisse contre l’employeur est confirmée dans la limite du taux d’incapacité opposable à ce dernier.

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Hassan KOHEN
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